Après huit ans d’intervention au Mali, le bilan mitigé de «Barkhane»
Au total, 5 100 soldats ont été déployés au Sahel dans le cadre de cette opération. Certains bilans s’avèrent difficiles. Un an après l’ultime effort qui était censé permettre à l’armée française de se ménager une voie de sortie honorable au Sahel, celui de l’opération « Barkhane » s’annonce délicat.
Le 13 janvier 2020, à Pau, Emmanuel Macron avait ainsi donné son « go » à l’envoi de 600 militaires supplémentaires, en particulier au Mali, soit un effectif total de 5 100 soldats déployés jamais atteint après huit ans de guerre. Mais, alors que pourrait être annoncée une réduction de la voilure dans les prochaines semaines, l’état des lieux est amer.
Sur le strict plan opérationnel, tout d’abord, il n’existe pas de chiffres publics du nombre de djihadistes tués après huit années d’intervention. Le ministère des armées argue toujours que ce décompte n’a pas de sens en soi et que l’essentiel est qu’il y ait un impact « Barkhane » sur le quotidien des Maliens ou des Etats sahéliens voisins. Or, là est tout le dilemme. De l’avis de nombreux interlocuteurs, les succès militaires ont été nombreux ces derniers mois. Plusieurs figures djihadistes ont été tuées, dont le fondateur d’Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI), Abdelmalek Droukdel, en juin 2020. Mais ces victoires n’ont pas eu la traduction politique espérée.
Le plus âpre sur le sujet est sans doute le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres. Dans son dernier rapport trimestriel sur la situation au Mali, publié le 28 décembre, où il passe notamment en revue le travail des militaires de la Minusma, la mission de stabilisation des Nations unies, il égrène les très nombreuses violences de tous ordres auxquelles sont confrontées les populations civiles. Et ce, malgré « la cadence accrue » des opérations de « Barkhane ». « Les conditions de sécurité ont continué de se dégrader (…) en particulier dans le centre du pays (…). Dans le Nord, les groupes extrémistes violents sont restés actifs », pointe-t-il.
Accusation de bavure
Certains progrès sont toutefois à noter, estime Elie Tenenbaum, chercheur au Centre des études de sécurité de l’Institut français des relations internationales (IFRI), spécialiste des questions de défense. Début 2020, l’armée malienne, par exemple, était en pleine débandade.
- « Ses bases étaient régulièrement l’objet de raids djihadistes meurtriers et de pillages de ses approvisionnements et armements », décrit M. Tenenbaum. Ce n’est plus le cas. La montée en puissance des forces maliennes reste encore très embryonnaire, mais « Barkhane » a mis « un gros coup de pied dans la fourmilière » djihadiste, insiste le chercheur.
Début 2020, les stratèges de « Barkhane » s’étaient aussi fixé comme objectif de concentrer leurs efforts dans la zone des « trois frontières » (à cheval entre Mali, Niger et Burkina Faso), considérée comme l’un des poumons des groupes djihadistes, et ce, en luttant en priorité contre l’Etat islamique dans le Grand Sahara (EIGS), la branche locale de l’organisation. Un an plus tard, ces efforts ont payé. Mais au lieu de l’Etat malien et de ses déclinaisons administratives locales censés prendre le relais, c’est une autre entité djihadiste locale qui s’est implantée, principale rivale de l’EIGS : le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (JNIM), affilié à Al-Qaida.
- Or il est « beaucoup plus difficile de lutter contre le JNIM », pointe M. Tenenbaum. Le JNIM est une organisation issue de l’alliance de plusieurs groupes, avec un agenda plus politique que l’EIGS, plus de relais locaux, et donc « au sein de laquelle il est difficile de distinguer ce qui relève strictement du djihadisme et ce qui relève de l’insurrection locale », considère le spécialiste. C’est d’ailleurs une de ses filiales, la katiba Serma, qui a été visée par une frappe contestée de « Barkhane », le 3 janvier, à côté de Bounti, un village du Mali. Depuis le début de la polémique, l’état-major des armées assure qu’il a neutralisé là une « trentaine » de djihadistes et qu’il n’y a pas eu de dommages collatéraux, tandis qu’une importante association peule assure au contraire qu’il s’agissait de civils lors d’un « mariage ».
Cette accusation de bavure, très relayée notamment sur les réseaux prorusses et proturcs sur la Toile, est mal vécue au sein du ministère des armées, dans un contexte marqué par le franchissement, début janvier, du seuil des 50 « morts pour la France » au Sahel, après le récent décès de cinq militaires dans des attaques par engin explosif improvisé. Les coordonnées de la frappe incriminée au Mali ont même été diffusées dans le but de parer aux critiques. L’analyse des images satellites disponibles en open data, que Le Monde a pu retrouver, permet effectivement de constater que les trois bombes larguées ce jour-là par des avions de chasse sont tombées très loin des premières habitations du village d’où auraient été originaires les victimes civiles présumées. Mais les versions continuent à s’opposer.
« Risque du bras aveugle »
Parmi les questions posées par les accusateurs de « Barkhane », l’une concerne le rôle éventuel de l’armée malienne – jugée moins aguerrie – dans cette frappe. Dans un communiqué alambiqué diffusé le 7 janvier, qui a prêté le flanc à diverses interprétations, cette dernière a reconnu être associée à l’opération conjointe, plus vaste et baptisée « Eclipse », dans le cadre de laquelle a eu lieu la frappe. Les Maliens y sont même majoritaires. Selon nos informations, la frappe du 3 janvier n’a toutefois été mise en œuvre que par des moyens français, y compris en renseignement au sol, avant la frappe.
Dans le contexte très instable au Mali, il y a toujours « le risque du bras aveugle », analyse Elie Tenenbaum, de l’IFRI. En clair, malgré toutes les précautions mises en œuvre, les militaires de « Barkhane » ne sont jamais à l’abri de manipulations de leur « bras armé » pour régler des conflits très locaux, selon le chercheur. La communauté peule est ainsi depuis un certain temps très mobilisée pour dénoncer les « amalgames » dont elle s’estime l’objet, alors que c’est dans ses rangs que les djihadistes recrutent désormais une partie notable de leurs troupes. Certaines composantes du JNIM pourraient de leur côté s’avérer, à terme, des interlocuteurs des autorités maliennes, qui ne cachent plus réfléchir à négocier avec les djihadistes. « Tout le débat est de savoir où passe la ligne rouge », résume M. Tenenbaum.
Dans ce contexte, la moitié des Français se sont pour la première fois prononcés contre la poursuite de l’intervention française au Mali, où est principalement déployée l’opération « Barkhane ». Selon un sondage en ligne publié par le magazine Le Point, le 11 janvier, et réalisé par l’institut IFOP (du 5 au 6 janvier), 51 % des Français interrogés se disent en effet « plutôt pas » (32 %) ou « pas du tout » (19 %) favorables à l’opération. Quelque 49 % des sondés se déclarent toujours favorables, mais ils étaient 73 % en février 2013, au lendemain de la libération de Tombouctou, et 58 % fin 2019, juste après la mort de 13 soldats français dans la collision de deux hélicoptères. Un phénomène de désaffection toutefois classique en matière d’opérations militaires.
Copyright Le Monde / Elise Vincent
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