Attaque au Mozambique : "Le groupe islamiste va certainement vouloir étendre de plus en plus son territoire"
Palma, petit port du nord du Mozambique, est tombé aux mains de commandos jihadistes après une attaque revendiquée lundi par le groupe terroriste Etat islamique.
Au Mozambique, les jihadistes ont pris le contrôle de la ville portuaire de Palma, samedi 27 mars. Cette bataille représente un tournant dans le conflit entre le gouvernement et les groupes armés islamistes, connus localement sous le nom d'Al-Shabab ("les jeunes" en arabe). Le groupe terroriste Etat islamique (EI) a par la suite revendiqué l'attaque, qui a fait des dizaines de morts. La situation déstabilise aussi un projet gazier pesant plusieurs milliards d'euros, piloté par Total.
Pour tenter d'y voir plus clair sur les enjeux de ce conflit, franceinfo a interrogé Benjamin Augé, chercheur associé au centre Afrique subsaharienne de l'Institut français des relations internationales (Ifri).
Franceinfo : Que s'est-il passé ces dernières semaines dans la province de Cabo Delgado, au Mozambique ?
Benjamin Augé : Le président Filipe Nyusi, qui est natif de cette région de Cabo Delgado, a promis au patron de Total de sécuriser un périmètre de 25 kilomètres tout autour de la zone de construction des futures infrastructures gazières, après la décision prise par l'entreprise française d'arrêter les travaux en décembre. Mais le jour où Total a décidé de demander à ses sous-traitants de reprendre leurs activités, le 24 mars, une attaque sur la ville de Palma, dans ce périmètre des 25 kilomètres, a éclaté. Les travaux ont donc de nouveau été suspendus.
"Le groupe islamiste a donc humilié le gouvernement, et le président en particulier." Benjamin Augé, chercheur à l'Ifri, à franceinfo
Ce groupe lui fait ainsi comprendre que cette province de Cabo Delgado, une région visée depuis 2017, n'est plus sous contrôle étatique. C'est un message politique fort destiné à faire passer l'idée : "Nous contrôlons la zone, et le plus important projet gazier du continent ne verra pas le jour."
Le groupe islamiste vise donc les intérêts économiques de cette région ?
Il ne va pas gagner de l'argent en attaquant ce site où les travaux n'en sont qu'à leurs balbutiements, mais il envoie un message politique. Ce groupe sait très bien qu'en frappant cette zone, cela fait mal au gouvernement central, qui espérait tirer des revenus de ces infrastructures de liquéfaction de gaz à partir de 2023-2024.
C'est à l'image de ce qui a été observé avec Boko Haram à partir de 2003 dans le nord-est du Nigeria. Cela commence par un groupe qui n'est plus en accord avec la manière dont l'islam est enseigné, c'est-à-dire un islam très local avec une pratique coutumière. Un certain nombre de personnes considèrent que cette pratique coutumière doit disparaître au profit d'un islam beaucoup plus radical et beaucoup plus proche de la charia appliquée dans certains pays du Golfe.
Petit à petit, des tensions se développent avec les populations qui n'acceptent pas qu'on leur impose un autre type d'islam venu de l'extérieur. Puis l'armée commence à réprimer, à tuer des gens de ce groupe-là, en visant des personnes qui n'ont aucun rapport avec le mouvement, par manque de renseignements fiables. Conséquence, cela devient un mouvement anti-Etat, et la question religieuse passe au second plan. C'est exactement ce qu'il s'est passé avec Boko Haram en 2010 avec la mort de militants ou de simples sympathisants causée par l'armée. On est ainsi passé d'un mouvement religieux à un mouvement politique anti-Etat. Et c'est ce qui s'est graduellement déroulé depuis 2017 au Mozambique.
L'Etat islamique a revendiqué l'attaque de Palma. Est-ce une revendication d'opportunité ou la preuve d'une résurgence de ce groupe jihadiste ?
Depuis que l'Etat islamique est affaibli sur son terrain d'origine dans la zone irako-syrienne, il y a énormément de groupes qui se réclament de lui. L'EI est heureux de montrer ainsi sa capacité d'influence ou au moins d'attraction aux Occidentaux. C'est donc d'abord de l'opportunisme, car cela lui permet d'exister sur la scène internationale.
"Il y a une opportunité dans la communication au sens où pour l'internationale du jihadisme, cela permet de faire peur à l'Occident à peu de frais." Benjamin Augé, chercheur à l'Ifri, à franceinfo
Cela fait longtemps que les deux groupes sont liés au moins dans la communication et que le groupe islamiste du Mozambique a fait officiellement allégeance. Mais en termes opérationnels, il n'y a pas besoin d'avoir un lien avec l'EI pour se procurer des kalachnikovs et du matériel à partir du moment où vous rançonnez la population que vous terrorisez (car c'est bien elle qui en paie le prix le plus élevé). Ils n'ont pas de matériel encore très sophistiqué, mais ils sont armés. Les trafics d'armes sont très fréquents dans cette région, donc il n'y a pas besoin d'un quelconque lien militaro-financier avec l'EI pour s'emparer de la ville de Palma.
La menace islamiste pèse sur cette région du Mozambique depuis 2017, mais le pays semble incapable de contrer cette menace. Comment l'expliquer ?
Je pense d'abord que le gouvernement n'envisageait pas que ça allait se dégrader de cette manière. Et de toute manière, il n'aurait pas, du fait de l'histoire de sous-administration chronique de cette zone, vraiment pu lutter contre ce phénomène. Le renseignement est de très mauvaise qualité dans cette région-là. Ils n'ont pas ou plus les capteurs pour savoir qui est qui.
"Ils tapent donc parfois sur des gens qui n'ont rien à voir avec le mouvement islamiste, ce qui amplifie ce mouvement dans sa stratégie anti-Etat." Benjamin Augé, chercheur à l'Ifri, à franceinfo
Vous ne pouvez pas lutter contre un ennemi que vous ne connaissez pas. Et le territoire est quand même grand [la province de Cabo Delgado a une superficie d'environ 80 000 km², soit neuf fois la Corse]. Les islamistes tapent dans beaucoup d'endroits. On parle tout le temps de la zone de Palma, mais il y a aussi Mocimboa da Praia, qui est à plusieurs heures de route, c'est un périmètre assez large.
Si le carburant idéologique de ces mouvements est la lutte contre le régime en place, sous couvert d'un discours religieux, comme Boko Haram, il n'y a pas de limite géographique à leur combat tant que le gouvernement se montre incapable de les arrêter. Boko Haram s'est ainsi étendu à d'autres Etats. Après le Nigeria, il est allé au Cameroun, au Tchad ou encore au Niger. Ce genre de mouvements s'étend dans des zones sous-administrées, en marge des grandes villes. Maputo, la capitale du Mozambique, est à plus de 2 000 kilomètres de la province de Cabo Delgado [plus de trois fois la distance Paris-Marseille]. Il y a aussi une réelle pauvreté − le Mozambique est trois fois plus pauvre que la moyenne africaine et Cabo Delgado est l'une des provinces les plus défavorisées du pays, avec très peu d'accès aux différents services de base. Tout cela crée un terreau très fertile.
Quels territoires de la région ont pour l'instant été conquis par le groupe islamiste ?
La zone d'influence est très étendue, mais les islamistes n'ont pas un contrôle durable. Ils font des percées puis ils sont délogés par l'armée, puis l'armée part et les islamistes reviennent. Ils n'ont jamais réussi à maintenir un territoire, à contrôler une zone en permanence, même s'ils sont restés très longtemps à Mocimboa da Praia, un port plus au sud par rapport à Palma. Cela n'empêche pas que la zone en situation d'insécurité permanente est très étendue, gênant le transport par le réseau routier, notamment pour l'approvisionnement en nourriture.
A-t-on une idée du nombre de membres qui composent ce groupe islamiste ?
Il faut rester prudent. On peut parler de plusieurs centaines d'hommes. C'est vague, mais à partir du moment où le renseignement militaire ne le sait pas lui-même très précisément, il est impossible de l'apprécier très finement. L'une des problématiques de ce conflit, c'est le manque d'informations sûres. La zone est très difficile d'accès, donc les journalistes et les chercheurs ne peuvent pas y aller sans autorisation.
Côté bilan humain, on est entre 2 000 et 2 500 morts depuis 2017, et il y a aussi un nombre important de personnes déplacées.
Comment ce groupe islamiste peut-il évoluer ?
C'est compliqué de le dire. Ils vont continuer leur stratégie anti-Etat, et vont certainement vouloir étendre de plus en plus leur territoire d'une manière assez classique en terrorisant les populations par la violence. Vous avez déjà des phénomènes de recrutement dans les provinces voisines qui commencent à effrayer les autorités, notamment dans la province de Niassa.
Et quelles sont les perspectives pour le projet gazier ?
Je ne sais pas combien de temps Total va arrêter les travaux pour ce méga-projet. L'entreprise va entamer des négociations avec le gouvernement, et je pense que le projet va être mis en pause pendant de longs mois, sachant que la totalité du personnel de Total et des sociétés de services est partie à la suite des violences meurtrières de Palma la semaine dernière. Cependant, c'est l'un des plus gros projets de Total dans le monde (le nord du Mozambique recèle autant de gaz que le Nigeria alors même qu'une infime partie de son offshore a été radiographiée), donc je ne pense pas qu'il va l'abandonner. La solution est désormais dans les mains des autorités mozambicaines.
> Lire l'interview sur le site de France Info
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