« Avec la guerre éclair des droits de douane de Donald Trump, la géopolitique prend le pas sur le primat de la production et des échanges »
La « doxa » actuelle des experts postule encore que l’avenir est à la mondialisation, même dans un monde fragmenté, analyse, dans sa chronique, le journaliste Jean-Michel Bezat. Les patrons vont devoir se mettre sérieusement à la géopolitique – et avec de nouveaux outils – pour préparer leurs entreprises à un monde plus incertain et plus chaotique. Le Brexit, la pandémie de Covid-19, la politisation du modèle d’affaires chinois et la guerre en Ukraine ont bouleversé l’environnement des affaires depuis une dizaine d’années.

Et voilà que la guerre éclair des droits de douane déclenchée par Donald Trump, en sapant les fondements libre-échangistes sur lesquels repose l’ordre mondial depuis 1945, amplifie une tendance visible depuis une décennie : la géopolitique prend le pas sur l’« économisme », cette vision du primat de la production et des échanges sur toute autre considération, encore dominante chez les chefs d’entreprise.
Les dirigeants des multinationales se sont enfermés dans un certain confort intellectuel, mobilisés par la gestion quotidienne, les fusions-acquisitions et la conquête de nouveaux marchés. A l’unisson des élites politiques, intellectuelles et médiatiques, ils postulaient que les grands « animaux politiques » étaient aussi rationnels qu’eux. Non, le Royaume-Uni ne quitterait pas l’Union européenne ; M. Trump ne serait pas élu en 2016, ni réélu en 2024, il ne mènerait pas de guerre tarifaire totale et ne fragiliserait pas l’OTAN ; Vladimir Poutine n’envahirait pas l’Ukraine… Et pourquoi donc ? Parce qu’ils n’avaient aucun intérêt économique à le faire.
Les multinationales ont de multiples capteurs et savent identifier les « risques-pays ». CMA CGM, Safran ou TotalEnergies intègrent des ambassadeurs et des généraux rompus aux crises diplomatiques et sécuritaires. Elles se nourrissent des études du World Economic Forum ou du Fonds monétaire international (FMI). Banques d’affaires (Goldman Sachs, Lazard…), cabinets en stratégie (McKinsey, Boston Consulting Group…), gestionnaires d’actifs (BlackRock…) et « big four » de l’audit (Deloitte, EY, KPMG, PwC) se bousculent pour monnayer leurs analyses. Des deux côtés de l’Atlantique s’ouvrent des boutiques créées par des diplomates de carrière, des experts du renseignement et des militaires à la retraite.
Vision « très lisse »
Le marché du risque géopolitique se développe, mais pour quelle utilité opérationnelle ?
« Cette production forme une doxa géopolitique à l’attention des entreprises, c’est-à-dire une vision du monde nourrie par un certain nombre de préjugés, de chiffres-clés et de références qui sert de matrice à un scénario central : la continuation de la mondialisation en dépit de sa fragmentation géopolitique », notent l’historien Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales, et Siméo Pont, chargé de mission, dans une étude parue en avril (La Fabrique du risque. Les entreprises face à la doxa géopolitique, IFRI).
Une doxa qui traduit plus l’« état d’esprit du moment » qu’elle n’offre de solutions pratiques.
Cette approche est « linéaire, dépersonnalisée et partielle ». Elle s’appuie sur les grandes tendances des décennies passées (réchauffement climatique, inégalités, démographie, technologies numériques, urbanisation…), fait l’impasse sur certaines régions et ignore des phénomènes aussi importants que le narcotrafic ou la traite des êtres humains.
Elle oublie surtout les objectifs des autocrates ou des dirigeants illibéraux, qui dépassent la seule efficience économique.
Une vision « très lisse », résument MM. Gomart et Pont. Ils invitent les patrons à compléter les outils actuels par une méthode d’analyse et de prévision du risque géopolitique à la fois « intentionnelle, incarnée et spécifique ».
Lors d’un colloque organisé en janvier par la revue Le Grand Continent, l’ancien économiste en chef du FMI Olivier Blanchard illustrait le dépassement de l’économie par la géopolitique en citant l’exemple des BRICS. Malgré de fortes divergences, voire de conflits larvés entre certains de ses membres, l’association Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud, rejointe par six puissances régionales, s’explique par « le sentiment d’être traités de manière inéquitable dans le système mondial » dominé par les Etats-Unis et l’Europe sur le plan économique autant que politique, idéologique et culturel.
Affairisme à l’œuvre
Le directeur de l’IFRI recommande, entre autres exemples, d’analyser les intérêts des premiers cercles économiques, comme la cinquantaine d’oligarques gravitant autour du maître du Kremlin ou les magnats des Big Tech ralliés au locataire de la Maison Blanche. Peut-être comprendrait-on mieux l’affairisme à l’œuvre sous les bons auspices de Washington et de Moscou et marqués par des traits communs : « Le culte de la personnalité, le mépris du droit international et la logique des sphères d’influence. » Il plaide aussi pour une étude approfondie des ressorts anthropologiques du monde arabe, dont la seule préoccupation n’est pas de valoriser sa manne pétrolière.
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