"Chaque gouvernement a tendance à s'isoler" : à la veille du Conseil des ministres franco-allemand, quel est l'état des relations entre Paris et Berlin ?
Olaf Scholz et Emmanuel Macron se retrouveront dimanche pour célébrer le 60e anniversaire du traité de l'Elysée. Ils tenteront de relancer leurs relations, jusqu'ici refroidies, sur l'économie et les questions de défense.
Après des mois de flottement, Emmanuel Macron et Olaf Scholz sont mis au défi de relancer le tandem franco-allemand, dimanche 22 janvier à Paris, pour le 60e anniversaire du traité de réconciliation entre les deux pays. Les deux pays ont traversé une période difficile après l'annulation du Conseil franco-allemand en octobre : Berlin avait alors reconnu qu'ils n'avaient pas trouvé de "position commune" sur "toute une série de sujets".
Dans une tribune publiée vendredi dans Le Journal du dimanche, les deux dirigeants ont toutefois affiché leur volonté de bâtir ensemble l'Europe "pour la prochaine génération". Le président français et le chancelier allemand vont donc tenter de trouver un terrain d'entente sur des sujets aussi vastes que le prix du gaz, le nucléaire, le Système de combat aérien futur (Scaf) ou la défense antimissile, les contentieux s'étant accumulés depuis qu'Olaf Scholz a succédé à Angela Merkel en décembre 2021.
Ce sommet pourrait-il être celui de la réconciliation ? Franceinfo a interrogé à ce sujet Marie Krpata, chercheuse au Comité d'études des relations franco-allemandes (Cerfa).
Franceinfo : Même si Emmanuel Macron et Olaf Scholz ont appelé à renforcer la "souveraineté" de l'Union européenne, dans une tribune commune, vendredi, on sent que le moteur franco-allemand est grippé…
Marie Krpata : L'annulation du Conseil des ministres franco-allemand du 26 octobre dernier a montré qu'il y avait des tensions sur le plan politique, militaire et énergétique, les deux pays ayant une conception différente de l'économie et des relations commerciales. Quand on regarde l'histoire du couple franco-allemand, on voit qu'il y a toujours eu des moments où il a fallu trouver un modus operandi qui consiste à s'apprivoiser mutuellement. Olaf Scholz est en poste depuis fin 2021. Avant, Angela Merkel avait été au pouvoir pendant seize ans : il faut qu'il trouve ses marques dans une situation d'urgence avec le retour de la guerre en Europe.
Quel est l'état des relations entre les deux pays ?
On voit que chaque gouvernement a tendance à s'isoler. Olaf Scholz avait fait un voyage en Chine l'an dernier, très critiqué, et qui avait été vu avec beaucoup d'inquiétude côté français. On se demandait pourquoi il s'y était rendu sans Emmanuel Macron, sans d'autres représentants de l'UE. Cette rencontre a donné lieu à des contrats de 10 milliards d'euros avec BASF, un groupe chimique allemand, et avec BioNTech, une entreprise pharmaceutique qui a vendu son vaccin pour les ressortissants allemands en Chine.
L'Allemagne est également en train de diversifier son modèle économique et cherche de nouveaux partenaires côté fournisseurs et côté débouchés. Elle s'intéresse à la zone indo-pacifique, à l'Australie, au Japon, à l'Afrique pour des projets énergétiques et avoir accès au cobalt. Elle va s'intéresser à l'Amérique latine également, pour le lithium. Le Mercosur pourrait devenir un débouché important pour l'industrie automobile et pharmaceutique allemande. La région peut revenir sur le devant de la scène avec Lula, le nouveau président brésilien, qui fait davantage consensus que Bolsonaro.
Il y a donc un regret que l'Allemagne s'isole, mais la France a pu être critiquée par le passé. Emmanuel Macron avait donné une interview dans The Economist qui parlait de l'Otan comme étant en "état de mort cérébrale" : c'était un peu cavalier… Par ailleurs, il a fait des annonces sur des livraisons de chars français vers l'Ukraine avant même l'annonce des Etats-Unis ou de l'Allemagne, alors que la livraison de matériel militaire avait fait l'objet de concertations : pourquoi cette stratégie ? Alors que conjointement, ces annonces auraient eu un impact plus fort… Il est également allé seul à Washington en novembre. Certains ont pu regretter qu'il n'y soit pas allé avec l'UE.
Qu'est-ce que la guerre en Ukraine a changé pour nos deux pays ?
Le couple franco-allemand a été remis en question par les pays d'Europe centrale et orientale : ils ont longtemps été critiques face à l'hésitation de la France et de l'Allemagne à soutenir l'Ukraine et à leur volonté de maintenir le dialogue avec Vladimir Poutine, qui n'a pas porté ses fruits. Le leadership du tandem a donc été remis en question. Tout l'enjeu de cette journée de commémoration et de Conseil des ministres va être : comment jouer un rôle constructif au sein de l'Union européenne ? Et comment inclure le voisinage de l'UE, à commencer par l'Ukraine et la Moldavie, candidats à l'adhésion ?
En parallèle, il y a deux projets d'armement franco-allemand majeurs : le système de combat aérien du futur (Scaf) et les chars du futur (MGCS). Du retard a été pris depuis l'annulation du Conseil des ministres, mais il y a quand même eu des engagements plus affirmés vis-à-vis de l'Ukraine en annonçant des livraisons de chars. L'Allemagne s'est assurée d'avoir le soutien des Etats-Unis et que ce soit discuté avec les principaux alliés, dans une logique de dialogue et de concertation.
On voit également que le modèle allemand a amorcé un virage fort depuis le début de la guerre en Ukraine, puisque le pays avait jusqu'ici sous-investi dans son armée. Olaf Scholz a annoncé consacrer plus de 2% de son PIB à la défense et il a créé un fonds spécial de 100 milliards d'euros pour moderniser l'armée allemande.
Quel est l'enjeu pour l'Europe ?
Ce qu'on observe à l'échelle mondiale, c'est une politique industrielle menée par la Chine, avec le made in China, et par les Etats-Unis, dont la stratégie est basée sur le Competition Act et l'Inflation Reduction Act" (IRA), qui favorise grandement le made in USA. Donc la question est : comment l'Union européenne va-t-elle réagir ? Une stratégie industrielle européenne a vu le jour, décidée par la France et l'Allemagne, avec des projets d'avenir autour de la production de batteries et de semi-conducteurs, preuve que les deux pays peuvent travailler ensemble.
Plus globalement, la France et l'Allemagne ont-elles encore la même vision de l'Europe ?
Une question importante va se poser dimanche : comment éviter une fragmentation de l'UE entre l'Europe occidentale et l'Europe orientale, et entre l'Europe du Nord et celle du Sud, avec l'inflation, la récession en perspective et l'insécurité énergétique ? Les taux d'inflation, d'endettement et de déficit ne sont pas les mêmes selon les pays. Il faut trouver un mode de concertation pour relever le défi de la compétitivité au sein de l'UE.
Sur cette question, l'Allemagne joue un rôle majeur, car c'est la première économie européenne. Mais son industrie chimique et son industrie de l'aluminium sont très énergivores et souffrent de l'augmentation du prix de l'énergie.
Olaf Scholz a également annoncé un plan de 200 milliards d'euros en fin d'année dernière pour les entreprises et les consommateurs allemands face à l'inflation. Une annonce qui a créé des inquiétudes au sein de l'UE, car il y a une asymétrie avec les autres pays qui n'ont pas les mêmes moyens. Par ailleurs, le ministre des Finances allemand veut revenir au Pacte de stabilité et de croissance qui avait été mis en veille dans le cadre de la lutte contre le Covid-19. Il veut que l'UE reste dans l'idée d'une orthodoxie budgétaire alors qu'il y a une hétérogénéité macroéconomique au sein de l'UE.
L'urgence de la situation actuelle souligne l'importance d'un dialogue entre l'ensemble des chefs d'Etat pour faire front commun. Sur la question de l'Ukraine bien sûr, mais aussi dans les relations internationales en général.
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