Crise ukrainienne : « Les sanctions économiques ne peuvent être l’ersatz d’une véritable diplomatie »
La diplomate Claude-France Arnould craint que l’inefficacité, tant symbolique que matérielle, des sanctions économiques ne reflète les difficultés de la diplomatie européenne à s’affirmer.
Tribune. La force des sanctions économiques repose, à des degrés divers, sur le symbole, et sur leurs effets économiques et financiers. Aux deux extrêmes de cet éventail se trouvent les sanctions qui font l’actualité : s’abstenir d’envoyer des représentants politiques aux Jeux olympiques d’hiver de Pékin, remettre en cause le gazoduc Nord Stream 2 entre la Russie et l’Europe.
Mais la légitimité des sanctions, nécessaire à leur impact politique, est indéniablement mise à mal. Le fossé entre « communauté transatlantique » ou « occidentale », renforcée de quelques alliés, et le reste du monde s’est approfondi. L’universalisme des « valeurs » brandies par les Occidentaux a été discrédité par le dysfonctionnement du Conseil de sécurité des Nations unies, où la tendance à ne plus négocier dans le format des « cinq » membres, mais des « trois » (Etats-Unis, Royaume-Uni, France), laisse de côté Russes et Chinois.
Mais, plus profondément, il résiste mal aux failles flagrantes, aux Etats-Unis et même en Europe, d’une démocratie libérale érigée en modèle, ainsi qu’à la pratique du « deux poids, deux mesures » : lorsqu’il s’agit de sanctionner la prolifération nucléaire, pourquoi l’Iran et pas Israël ? Comment justifier que les Etats-Unis ne reconnaissent pas la compétence de la Cour pénale internationale en matière de crimes contre l’humanité ? Comment reconnaître le Kosovo au détriment de la Serbie et continuer d’affirmer l’intangibilité des frontières en Ukraine ? Cet effondrement de légitimité est d’autant plus dommageable que le terme même de « sanction » donne une connotation punitive, et donc morale, à l’instrument, alors que la charte des Nations unies et le traité de l’Union européenne utilisent le terme « mesures ».
Solidarité fissurée
Si leur légitimité est affaiblie, l’effet des sanctions demeure toutefois a priori puissant, du fait de la domination américaine sur les instruments d’échanges mondiaux, de la taille du marché européen et du poids des sanctions dites « secondaires » – c’est-à-dire les mesures extraterritoriales américaines qui contraignent non seulement les opérateurs américains, mais aussi étrangers, comme l’ont durement expérimenté les banques françaises soumises à de lourdes amendes au titre des sanctions américaines contre l’Iran. Malgré les tentatives européennes de protéger leurs entreprises, celles-ci restent soumises à des régimes juridiques complexes, voire contradictoires ; d’autant que les sanctions américaines ciblent les secteurs pénalisant les Européens, par exemple l’énergie, mais bénéficiant aux Américains, qui voient ainsi croître leurs débouchés. Ainsi, les sanctions aboutissent à fissurer… la solidarité transatlantique.
De plus, la plupart des études montrent que les Etats visés, notamment l’Iran et la Russie, se sont adaptés et ont accru la résistance et la diversification de leur économie ; l’appauvrissement des populations et les difficultés quotidiennes, incontestables, n’ont pas pour autant ébranlé les gouvernements, mais favorisé la corruption et poussé à plus d’autoritarisme à l’intérieur et de diversions belliqueuses à l’extérieur. On ne peut guère croire que l’influence internationale et le statut de la Russie ont été réduits depuis les sanctions de 2014 après l’annexion de la Crimée, quand on voit renaître son emprise au Levant et en Afrique. La pérennité des régimes de sanctions conduit aussi les Etats visés à créer des institutions alternatives aux systèmes multilatéraux, l’exemple le plus marquant étant la création, sous l’égide de Pékin, de la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures.
Atout important
Ces constatations n’invalident pas pour autant la menace ou la mise en œuvre de mesures restrictives. Mais celles-ci doivent être définies en fonction des buts recherchés, et non pas parce qu’« on ne peut ne rien faire » face à une situation dont s’émeut l’opinion publique, ou parce que l’on n’entend pas poursuivre les efforts diplomatiques mais que l’on exclut d’entrer en guerre. « Punitives », comme les sanctions prises contre la Russie en 2014, elles sont sans fin et sans effet positif.
En revanche, les approches dissuasives gardent leur pertinence, comme dans le cas présent de la crise ukrainienne. Tout comme les mesures ciblées sur des activités spécifiques ou des entités, afin d’entraver concrètement leur action : c’est le cas des décisions prises dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, les armes de destruction massive, les trafics (par exemple, les mesures visant les compagnies aériennes susceptibles de participer aux manœuvres biélorusses sur les migrants).
L’autonomie stratégique voulue en Europe est à la fois une autonomie intellectuelle, qui permet de définir nos intérêts et les moyens de les servir, et une autonomie concrète, réduisant la dépendance de nos approvisionnements, de nos technologies, de nos systèmes de communication, de notre défense. Des mesures de dissuasion économique, de coercition et de rétorsion ne peuvent être l’ersatz d’une véritable diplomatie et d’une capacité d’action militaire crédible. Les mettre en œuvre en concertation avec nos partenaires est un atout important : avec les Etats-Unis, certainement, mais aussi avec d’autres acteurs, comme le montrent récemment les décisions de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest à l’encontre du Mali.
Claude-France Arnould, conseillère pour les affaires européennes du président de l’Institut français des relations internationales (IFRI), a été ambassadrice et directrice de l’Agence européenne de défense.
> Lire l'article sur le site du Monde
Média
Partager