Dans la tête des « siloviki »
Dimitri Minic, chercheur à l’Ifri et spécialiste de la culture stratégique russe, porte un jugement sévère sur les espions russes dont le mode de pensée ne diffère pas de celui de Vladimir Poutine. Avec les travers qui conduisent aux mêmes erreurs.
Chercheur au centre Russie/NEI de l’Institut français des relations internationales (Ifri), Dimitri Minic épluche les discours et les productions des siloviki, les hommes des services de sécurité russes. Docteur en histoire des relations internationales de Sorbonne Université, il publiera, en mars prochain, sa thèse, sous le nom « Pensée et culture stratégiques russes : du contournement de la lutte armée à la guerre en Ukraine » (Éditions de la Maison des sciences de l’homme). Pour Mediapart, il analyse les failles des services de renseignement russes et leurs origines qui ont conduit aux ratés de l’invasion en Ukraine.
Mediapart : Les services de renseignement russes ont-ils été défaillants en Ukraine ?
Dimitri Minic : Oui, mais cela ne signifie pas que les services russes n’ont pas collecté du renseignement de bonne qualité. En amont de la guerre, le 5e service du FSB aurait mené des sondages en Ukraine qui auraient dû le conduire à nuancer son a priori sur un accueil positif que la population ukrainienne pourrait faire à l’envahisseur russe. Qu’aurait fait le FSB ? Il les aurait ignorés. Le problème n’est pas nécessairement lié à la collecte du renseignement, mais à son traitement, son interprétation. Les agents du renseignement russes ont un mode de pensée tout aussi défaillant que celui de Poutine, et c’est la raison pour laquelle l’hypothèse d’agents avisés mais effrayés et contraints de dire à Poutine ce qu’il veut entendre ne tient pas. Ils sont traversés par des croyances similaires aux siennes et cela a des conséquences qui dépassent l’Ukraine : les services russes ont aussi grandement sous-estimé les réactions de l’Occident.
Cela est couplé à un manque de connaissances des sociétés occidentales, déjà observable à l’époque soviétique. Tenez un exemple tiré du travail du grand historien du KGB Christopher Andrew à l’appui des archives Mitrokhine [du nom d’un lieutenant-colonel du KGB qui va consigner durant vingt ans les notes de son service avant de passer à l’Ouest – ndlr]. Pendant la guerre froide, le KGB avait élaboré une théorie extravagante d’une conspiration gay dirigée par J. Edgar Hoover, le patron du FBI, visant à peupler la CIA et le département d’État d’homosexuels, et l’a notamment diffusée via le Ku Klux Klan, comme si la société américaine allait prendre au sérieux une théorie non seulement aussi délirante, mais diffusée par le Ku Klux Klan…
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Cette hostilité qu’ils percevaient n’a pas empêché les services de renseignement russes de sous-estimer la réaction des États-Unis, de l’Otan et de l’Union européenne…
La consultation des sources politiques et militaires montre que les élites russes ont certes perçu l’année 2021 comme particulièrement dangereuse, mais on observe aussi qu’ils y ont vu une formidable opportunité de modifier le statu quo – bien au-delà de l’Ukraine – du fait de la perception d’une Amérique fragilisée par la présidence de Joseph Biden et le retrait d’Afghanistan, et d’une chute imminente du prétendu ordre unipolaire qu’il suffisait à Moscou de précipiter pour laisser place à un monde multipolaire fantasmé, où les intérêts de chaque pays seraient pris en compte – en fait un monde où la loi du plus fort règnerait.
On pourrait d’ailleurs analyser cela comme une survivance du messianisme de l’URSS, dont les actions agressives étaient destinées à accélérer la chute jugée imminente et inéluctable d’un prétendu monde capitaliste pour qu’advienne le monde enchanté du socialisme. La nouvelle Stratégie de sécurité nationale russe publiée à l’été 2021 indiquait clairement cette aspiration. Mais il ne faut pas non plus chercher de la cohérence ou voir à tout prix dans les actions russes une unité de pensée et d’action sur plusieurs mois voire années – même si les systèmes autoritaires, et notamment la Russie, en sont plus capables que des démocraties –, et c’est d’ailleurs typiquement ce que les tchékistes et les élites politico-militaires russes ont du mal à comprendre dans leurs propres analyses du monde.
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Et Nikolaï Patrouchev, ancien du KGB ayant dirigé le FSB à la suite de Poutine et aujourd’hui patron du Conseil de sécurité, paraît toujours faire la pluie et le beau temps.
Patrouchev a dirigé le FSB durant dix ans mais il est désormais à un autre niveau du pouvoir. Il est probablement un des siloviki les plus écoutés parce qu’il est un des plus estimés par Poutine. Et puis il ne faut pas trop déconnecter Poutine, Patrouchev et Bortnikov. J’en reviens à ce que je disais à propos du mode de pensée et des croyances (y compris conspirationnistes) que partagent ces élites politico-militaires, et auxquels j’ai consacré une partie de ma thèse. Les différences parmi les siloviki existent, y compris les critiques du pouvoir, qui ont pu parfois s’exprimer très librement dans l’armée russe – bien que de manière plus cryptique depuis quelques années. Mais ces critiques sont (très) rarement des critiques de fond et rationnelles. Les siloviki sont d’accord sur l’essentiel : la Russie est entourée et infiltrée par des ennemis, des entités oligarchiques ou étatiques malveillantes (parfois pas même nommées).
Prenez l’exemple du rapprochement avec l’Occident. Dans la communauté stratégique russe des années 1990-2000, cela a pu faire l’objet d’un débat – certes modeste – mais réel. Mais quels étaient les termes de ce débat ? C’est simple, ceux qui se prononçaient pour un rapprochement avec l’Occident disaient le faire par pragmatisme. Il peut y avoir des différences de forme, des divergences sur les stratégies ou les modes d’action à employer, mais rarement, parmi ces élites, des désaccords fondamentaux.
Cette relative unité de perception laisse les discours conspirationnistes – qui en découlent logiquement – sans contradictions. Il en résulte une absence de rigueur méthodologique et une présence massive de faux documents, de mésinterprétations de discours et de théories du complot articulées.
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Autre exemple : Poutine et Patrouchev ont parlé ouvertement du « Milliard d’or ». En fait, le « Milliard d’or » est une théorie du complot postulant que l’Occident considère que seul un milliard de personnes (en fait, les Occidentaux) peuvent survivre sur cette planète. Le reste de l’humanité, y compris la Russie, doit donc faire l’objet d’un génocide ou être réduit en esclavage, en « appendices de matières premières ».
Cette théorie délirante est née en URSS à l’époque du Club de Rome et de la montée en puissance des mouvements écologistes qui s’inquiétaient de la surpopulation humaine sur Terre. Elle est devenue très populaire dans les années 1990 et avait des accents antisémites très forts – le KGB a cru et diffusé des théories sur le complot « américano-sioniste » que l’on retrouve encore en Occident aujourd’hui. Malgré son caractère délirant, la théorie du complot du « Milliard d’or » est diffusée dans la littérature militaire russe depuis les années 1990 et a contribué à façonner la stratégie militaire et politique de l’État russe.
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