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De Kuczynski à Piketty, que reste-t-il de l’histoire de l’économie de l’Allemagne de l’Est ?

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La figure de l’économiste Karl Marx était omniprésente en République démocratique allemande (RDA). De l’allée portant son nom et où défilaient les chars à Berlin-Est à la ville de Chemnitz rebaptisée Karl-Marx-Stadt, les autorités est-allemandes inscrivirent dans leur espace public la figure tutélaire du fondateur du communisme, rappelant par là qu’il était avant tout un Allemand.

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Mais avec la Karl-Marx-Universität de Leipzig, les chaires d’économie marxiste et son effigie sur le billet de 100 marks – plus grande valeur en circulation en RDA, les billets de 200 et 500 marks servant uniquement de monnaie de réserve –, Marx retrouvait aussi sa nature première, celle d’un intellectuel qui voulait transformer le modèle économique.

En deçà des affrontements de puissance, militaire et politique, entre les deux blocs, l’économie a été une source de scission incommensurable de la guerre froide, car elle opposait un système économique planifié et rigide, reposant sur les directives d’un État autoritaire, à une économie de marché, plus ou moins encadrée par des démocraties libérales.

Les aspirations à la liberté des populations est-allemandes n’étaient pas seulement liées au manque de moyens d’expression et à l’absence de démocratie représentative, elles étaient aussi le reflet d’un système économique à bout de souffle.

Dans les années 1980, le billet de 100 marks est-allemands, orné la figure paternelle de Marx, était largement suffisant pour payer un mois de loyer, charges comprises, dans un logement neuf et pour toute une famille. Mais il restait très insuffisant pour acheter une calculatrice électronique SR1 (Schul-Rechner 1), même à un prix subventionné pour les écoliers, c’est-à-dire sept fois inférieur à son prix réel. Les retards technologiques à l’Est dans les années 1980 accentuèrent le fossé entre les deux blocs et contribuèrent à la chute du mur de Berlin et à l’effondrement du communisme en Europe.

Comment prendre au sérieux les théoriciens d’une économie qui ne savait pas satisfaire aux besoins de sa population ?

 

Affrontement idéologique

La théorie de l’économie, comme le reste de la société est-allemande, était imprégnée d’une doxa marxiste, d’autant plus qu’elle devait perpétuer l’œuvre du père fondateur.

Penser l’économie c’était penser dans une logique d’affrontement idéologique pour discréditer le modèle occidental. Celui-ci était qualifié de Staatsmonopolkapitalismus, de capitalisme monopoliste d’État, variation remodelée de la théorie de la centralisation du capital de Marx au XIXe siècle. Pour justifier leurs choix – parfois aberrants –, les dirigeants politiques firent donc appel à l’histoire de l’économie, discipline universitaire prospère en RDA, car elle invoquait Marx.

Plus que la science économique elle-même, l’histoire de l’économie était la seule à même de justifier, par une dialectique économico-téléologique – c’est-à-dire reposant sur l’idée de finalité – la nécessité historique de l’existence d’un État « socialiste, ouvrier et paysan » en Allemagne de l’Est.

L’émergence de cette science universitaire est intimement liée à la personnalité de l’intellectuel issu d’une famille bourgeoise Jürgen Kuczynski, lointain parent de l’ancien président péruvien Pedro Pablo Kuczynski et fondateur de la discipline à l’université Humboldt, puis à l’académie des sciences de RDA.

Celui-ci a publié entre 1960 et 1972 une monumentale « Histoire de la condition ouvrière sous le capitalisme » (« Geschichte der Lage der Arbeiter unter dem Kapitalismus ») en quarante volumes, dans lesquels il propose des séries annuelles homogènes de salaires ouvriers moyens dans tous les pays occidentaux depuis le début du XIXe siècle. Avec un tel titre, il serait certes facile d’y lire une histoire ouvriériste politisée et idéologique destinée à affirmer la doctrine communiste, mais son contenu méthodique y est plus nuancé.

 

Les indices de Kuczynski, source incontournable

Les études sur les écarts de richesses sont un topos de l’histoire de l’économie marxisante, elles permettent d’étudier la « classe ouvrière » dont la conscience de classe reposerait sur l’exploitation économique dont elle est victime.

Si l’économiste français Thomas Piketty est connu pour ses positions économiques interventionnistes, marquées à gauche, et son soutien à la proposition du candidat à l’élection présidentielle de 2017 Benoît Hamon de créer un « revenu universel », il n’en est pas pour autant un économiste marxiste.

Dans son best-seller « Le capital au XXIe siècle » il affirme néanmoins que « les indices de Kuczynski constituent une source historique incontournable ». Déjà dans un précédent ouvrage « Les hauts revenus en France au XXᵉ siècle. Inégalités et redistributions, 1901-1998 », paru chez Grasset en 2001, Piketty étudiait, comme le faisait Kuczynski, les inégalités de revenus par le biais statistique des sources fiscales.

Piketty y démontre que les inégalités salariales sont restées très stables en France à l’échelle du XXe siècle, mais que l’accumulation du capital depuis 1945 a conduit à une nouvelle concentration des revenus. Ses travaux, s’ils peuvent être débattus, n’en sont pas moins d’une rigueur méthodologique dans l’analyse et dans la documentation, qu’il prend toujours soin d’expliquer.

L’objectif de Piketty n’est donc pas de valider ou d’infirmer les thèses de Kuczynski, mais de comprendre et d’utiliser sa méthode, celle de ses indices des salaires ouvriers qui « figurent parmi les plus approfondis » en la matière. Plus encore, il rappelle qu’avant lui, d’autres économistes ont utilisé ces chiffres, les ont mis en perspective et les ont validés.

Ainsi, Jean Lhomme, fondateur de la Revue économique, ou Alain Bayet, secrétaire général de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), reproduisirent-ils les tableaux indiciaires de l’économiste est-allemand dans leurs ouvrages, en les amendant parfois, mais en les tenant pour sérieux.

 

Des recherches orientées mais précises

Jürgen Kuczynski était certes un marxiste et un communiste convaincu, dont les convictions influèrent parfois sur ses conclusions, mais il était également un intellectuel et un universitaire laborieux et précis dans ses recherches.

Il est devenu rare aujourd’hui de lire des ouvrages économiques qui citent des économistes est-allemands. Pourtant ceux-ci constituèrent de facto une véritable « école » universitaire en RDA, relativement autonome du système étatique, même si elle semble aujourd’hui à la fois datée et très politique dans son analyse du système économique capitaliste. Une fois débarrassé de son jargon dialectique, il demeure, par certains aspects, une méthode d’analyse scientifique pertinente.

Les indices de prix à la consommation pour la première moitié du XXe siècle et pour le XIXe siècle se fondaient sur des relevés de prix très peu systématiques et portaient sur un nombre restreint d’articles de consommation. Jürgen Kuczynski, par ses travaux, a tenté d’apporter une amélioration des indices « officiels » en calculant ses propres indices à partir de ses propres relevés de prix. Il a ainsi créé un outil d’analyse plus fin pour l’étude des inégalités sociales sur le temps long.

Néanmoins, la brillante carrière de ces universitaires, reconnus parfois même au sein du monde occidental, fut associée – parfois à raison – à l’omniprésence de la Stasi (service de police politique, de renseignements, d’espionnage et de contre-espionnage de la RDA) et à la bienveillance de la dictature communiste et ne survécut pas à la disparition de la RDA.

Les derniers instituts de recherche furent dissouts au début des années 1990 et nombre de leurs membres furent congédiés, relégués à la confidentialité voire à l’anonymat. Comme l’économie marxiste, les théoriciens de l’économie d’Allemagne de l’Est tombèrent dans l’oubli, du passé il fallait faire table rase.

 

Cet article a été rédigé dans le cadre d’un doctorat sous la direction d’Hélène Miard-Delacroix, à Sorbonne Université (Sirice) et à l’Université de la Sarre.

 

Paul Maurice est chercheur au Comité d'études des relations franco-allemandes (Cerfa) à l'Ifri, doctorant associé à l’UMR Sirice (Sorbonne, Identités, relations internationales et civilisations de l’Europe), Sorbonne Université.

 

>> Cet article est republié à partir du site The Conversation sous licence Creative Commons. 

 

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Paul MAURICE

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