Défense : les pièges de la relation franco-allemande
La coopération entre Paris et Berlin a connu des avancées, mais les cultures militaires restent opposées. Ce sera la troisième fois en deux mois qu’ils se livrent à l’exercice. Après Berlin, le 15 mai, et à Bruxelles, le 23 juin, Emmanuel Macron et Angela Merkel tiendront une conférence de presse commune, jeudi 13 juillet, à l’Elysée, à l’issue du premier conseil des ministres franco-allemand organisé depuis l’élection présidentielle française.
L’occasion pour « M&M », comme les a surnommés la presse, de mettre en scène leur volonté de donner un nouvel élan à la coopération entre les deux pays, en insistant cette fois sur un domaine où Paris et Berlin peuvent afficher une entente relative : celui de la défense. Face aux dossiers économiques et à ceux de la zone euro, « c’est le sujet qui fâche le moins », estime Barbara Kunz, chercheuse à l’Institut français des relations internationales.
En France, où l’on attend depuis des années que l’Allemagne s’investisse davantage dans ce domaine, le gouvernement veut croire qu’il existe « une vraie opportunité » pour « une feuille de route très concrète ». « Le pouvoir actuel à Berlin est très désireux de faire des choses, et le Brexit va en rendre d’autres possibles », estime-t-on au ministère des armées, où l’on pense que l’administration Trump va « pousser les Européens à prendre davantage en main leur sécurité ». En Allemagne, les récentes déclarations d’Angela Merkel semblent aller dans ce sens : « Nous ne savons pas si nous pouvons ou devons, à l’avenir, nous reposer sur les Etats-Unis, ne sachant pas s’ils sont prêts à s’investir autant qu’avant (…) dans la politique de sécurité européenne et dans les missions de maintien de la paix en Afrique », a expliqué la chancelière, le 5 juillet, dans un entretien à Die Zeit.
Base commune à Evreux
La coopération bilatérale de défense a connu quelques avancées récentes. En Afrique, l’Allemagne a renforcé son soutien à la formation des soldats de la force de l’ONU au Mali, la Minusma, contribuant à soulager les opérations françaises. Les deux pays poussent à l’installation d’un vrai QG européen des opérations civilo-militaires. Après l’achat du fusil allemand HK416, qui a remplacé le Famas national, et la fusion des fabricants de blindés KMW et Nexter sont évoqués à Paris des projets communs dans les domaines des drones ou de la santé militaire. Une base commune, à Evreux, va soutenir les avions de transport C130 achetés par les deux pays. Des mutualisations s’organisent autour de l’Airbus A400M.
Mais de lourds obstacles demeurent. La rencontre de jeudi cadre mal avec le calendrier politique allemand, à deux mois et demi des élections législatives du 24 septembre. « Pour les annonces de projets tangibles et surtout pour leur mise en œuvre, il faut attendre que le nouveau gouvernement allemand se mette en place, ce qui veut dire que peu de choses concrètes seront décidées, au mieux avant la fin de l’année », reconnaît Claudia Major, chercheuse à l’Institut allemand de politique internationale et de sécurité.
Berlin attend certes un engagement politique de Paris, un mois après le départ précipité du ministère des armées de la très germanophile et européenne Sylvie Goulard. « En Allemagne, la nomination de Mme Goulard avait été accueillie avec enthousiasme. Avec Florence Parly, qui lui a succédé, les choses sont moins claires, nous sommes dans l’attente », explique Christian Mölling, responsable des questions de défense au DGAP, un think tank berlinois spécialisé dans l’étude des relations internationales.
Mais, au-delà des calendriers politiques, les visions stratégiques ne convergent pas. Les deux pays ont chacun leur partenaire de défense privilégié : le Royaume-Uni pour la France, les Etats-Unis pour l’Allemagne. « Pour la France, le préambule atlantiste du traité franco-allemand de 1963 [rappelant que le but était de réaliser la défense commune dans le cadre de l’OTAN] a tué la relation bilatérale et, pour l’Allemagne, les décisions de De Gaulle ont tué les projets d’armée commune en 1964-1965 », souligne Diego Ruiz Palmer, adjoint au secrétaire général de l’OTAN.
Ainsi, au sein de l’Alliance atlantique, l’Allemagne s’investit dans le concept de « nation cadre » qu’elle a fait adopter en 2014, alors que la France le boude. Il s’agit de réunir des petits pays autour d’un leader, et Berlin travaille ainsi avec quinze alliés, sur des QG déployables, la défense antimissile ou la logistique.
Sur la Russie et l’Afrique, deux sujets sécuritaires majeurs, la France et l’Allemagne ont des approches différentes. Pour Paris, la relation avec Moscou doit rester pragmatique, guidée par les intérêts nationaux. Pour Berlin, elle s’inscrit dans la défense territoriale et l’architecture de sécurité européenne, elle-même fondée sur des règles intangibles, contenues notamment dans la Charte de Paris pour une nouvelle Europe de 1990. Ainsi, pour l’Allemagne, l’envoi de troupes en Lituanie au nom des mesures de réassurance de l’OTAN prises depuis l’annexion de la Crimée est une priorité. Ce n’est pas le cas pour la France.
« Réticences »
Concernant l’Afrique, Paris privilégie une approche sécuritaire pour répondre aux menaces terroristes et au défi migratoire. A Berlin, l’accent est mis sur l’aide au développement. « L’Allemagne comprend qu’il existe des menaces en Afrique, mais elle se méfie toujours du caractère va-t-en-guerre, trop volontiers interventionniste, de la France », note Mme Kunz. A Berlin, le fait de s’être laissé entraîner dans l’intervention européenne en République démocratique du Congo, en 2006, est un mauvais souvenir. A Paris, le blocage allemand des Awacs de l’OTAN pour la Libye en 2011 démontre le manque de fiabilité de son allié.
« L’Allemagne a beaucoup changé en quelques années, poursuit Claudia Major. Quand elle a décidé d’envoyer des armes aux peshmergas kurdes en Irak, pour combattre l’organisation Etat islamique, en 2014, il n’y a pas eu de débat, ce qui aurait été impensable il y a dix ans. Cela dit, s’ils sont beaucoup plus prêts qu’avant à prendre leurs responsabilités pour protéger l’ordre mondial, les Allemands ont encore des réticences, par exemple à l’idée de combattre seuls sur un théâtre d’opération extérieur. »
Ces différences de culture, héritées de l’histoire, expliquent que, sur le terrain, le hiatus reste total, notamment en raison des règles très restrictives d’engagement de la Bundeswehr : « Pour nous aider vraiment, il faudrait que les avions allemands aient le droit de voler la nuit et au-dessus des populations civiles, et que les militaires allemands puissent ouvrir le feu », résume ironiquement un officier français. Paris déploie 30 000 soldats en opération, Berlin 3 300. C’est plus dans une claire répartition des rôles que la relation pourrait avancer : le G5 Sahel poussé par Paris entre dans l’optique de l’Allemagne, qui soutient des actions de formation et d’entraînement.
« Problème de confiance »
Reste le terrain industriel. Comme l’a montré la vente de sous-marins à l’Australie, en 2016, les deux pays sont en rude concurrence. Les rapprochements sont restés limités. En Allemagne, les industries de défense, relevant du pur secteur privé, sont moins sensibles aux injonctions d’Etat. En outre, les règles d’exportation y sont beaucoup plus strictes qu’en France. Ces dernières années, plusieurs contrats français, des missiles pour le Qatar ou des blindés pour l’Arabie saoudite, ont buté sur des veto allemands mis à l’exportation de composants, en violation de l’accord Debré-Schmidt (1972) qui les a proscrits. Le patronat allemand du secteur (BDSV) a proposé un nouvel accord, mais les idées concrètes manquent.
« Cela pose un réel problème de confiance pour les projets communs », souligne Barbara Kunz. En cherchant des réalisations concrètes en matière de défense, conclut-elle, la France et l’Allemagne font « le deuxième pas avant le premier », alors qu’il faudrait « commencer par reposer la question stratégique : que veut-on faire dans le monde, avec qui et pourquoi » ?
Article paru dans Le Monde.fr, 12 juillet 2017. Par Thomas Wieder (Berlin, correspondant) et Nathalie Guibert.
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