« Donald Trump est un "wake-up call" pour l'Europe »
Thierry de Montbrial ouvre dimanche 20 novembre la World Policy Conference, qui se tient pour trois jours à Doha. Elle rassemble 250 experts des relations internationales qui se retrouvent chaque année dans une ville différente.
Comment expliquer la surprise qu'a causée l'élection de Donald Trump ?
Cela fait des années qu'il y a des changements internes extrêmement profonds aux Etats-Unis. L'establishment les a considérablement sous-estimés. Le Parti républicain est très divisé, notamment sur la politique étrangère, mais il y a aussi des clivages très forts chez les démocrates. Bernie Sanders aurait pu gagner les primaires. Seuls les réalistes, non pas les cyniques mais ceux qui regardent la réalité en face, ont pu envisager cette élection avec plus de prudence. Il est clair que Trump a déjà commencé à modifier son discours. C'est un homme pragmatique qui ne se sentira pas lié par ses discours antérieurs.
Cela fait deux fois en une génération que les démocrates gagnent le vote populaire et perdent l'élection ?
Pour les Américains, ce qui compte, c'est le respect de la règle du jeu. Jusqu'ici, aux Etats-Unis, la Constitution est sacrée. La Constitution est la clef de voûte, le signe identitaire majeur. Il est vrai que, pour la première fois, on perçoit une interrogation sur les conditions qui ont permis à Trump d'accéder au pouvoir. Ce n'est pas une question de vote populaire. Le fait que le système ait pu produire un résultat de ce genre est une source d'inquiétude nouvelle.
L'image du pays en a pâti ?
A moyen terme, tout dépendra évidemment de ce que donnera la présidence Trump. Mais, dans l'immédiat, je constate que l'image de la démocratie américaine a été abîmée. Une certaine dose d'illibéralisme dans le déroulement de la campagne et dans la manière d'être du vainqueur a effectivement entaché l'image des Etats-Unis. Ce n'est pas un phénomène unique puisque, depuis quelques années, on voit monter en puissance des démocraties illibérales à des degrés divers, comme la Russie, la Chine, ou la Turquie. La tentation illibérale existe au sein de l'Union européenne, comme on l'observe en Hongrie ou en Bulgarie. Le week-end dernier, on a également vu la victoire d'un président « pro-russe » en Moldavie.
En quoi cette élection peut-elle changer la politique étrangère américaine ?
Trump n'a évidemment pas la moindre expérience en politique étrangère. Tout ce qu'il a dit en la matière était destiné à lui faire gagner l'élection et non pas à définir une nouvelle politique. C'est d'ailleurs un vrai problème dans les pays démocratiques qu'il puisse y avoir une telle distorsion entre les discours de campagne et les politiques conduites après la victoire. L'utilisation méthodique du mensonge ne peut que continuer à discréditer les démocraties libérales.
Donald Trump a notamment remis en cause les questions de libre-échange ?
Cela n'est ni nouveau ni réservé au Parti républicain. La tentation protectionniste existe aussi chez les démocrates, et même chez Hillary Clinton. Le président Trump peut-il s'engager franchement dans la voie du protectionnisme économique et de l'isolationnisme politique ? Je réponds non aux deux questions. Le monde d'aujourd'hui n'a rien à voir avec celui des lendemains de la Première Guerre mondiale et les Etats-Unis ne peuvent se permettre de laisser le champ libre à la Chine ou même à la Russie. Et puis Trump ne peut pas s'engager dans la lutte contre le terrorisme et se désintéresser des conflits au Moyen-Orient.
Que se passera-t-il si la majorité républicaine refuse de ratifier le traité transpacifique ?
Je doute que la question se pose de façon aussi tranchée. Il y aura sans doute des négociations pour amender le TPP, qui restera une question majeure pour les partenaires des Etats-Unis, et notamment le Japon. De la même façon, je ne pense pas que le partenariat entre l'Europe et les Etats-Unis soit mort. Quant à l'Alena, il pourrait y avoir aussi des révisions.
Pendant ce temps, les Chinois bougent et se préparent à s'adapter à cette nouvelle donne ?
C'est exactement pour cela qu'il est peu vraisemblable que les Américains leur laissent purement et simplement le champ libre. Tout ce qui sera interprété comme un effacement américain sera exploité par la Chine.
En attendant, le moindre engagement américain crée une grande angoisse stratégique au Japon, en Corée...
Il faut distinguer les questions économiques et stratégiques, bien qu'elles soient liées. Sur les questions économiques, il n'y a pas qu'aux Etats-Unis que le libre-échange est critiqué, c'est notamment le cas en Europe. Derrière tout cela domine l'idée qu'un libre-échange non corrigé fait des gagnants mais aussi des perdants. Si l'on ne s'occupe pas des perdants, on va au-devant de graves ennuis. Il est possible que l'administration Trump avance dans cette voie de la nécessaire compensation. On a actuellement tellement peur d'un tout ou rien qu'un entre-deux, via des renégociations, sera considéré comme un soulagement. La question de l'engagement stratégique est liée aux questions commerciales. Le TPP est d'ailleurs souvent considéré comme faisant partie d'une politique de « containment » de la Chine.
Comment voyez-vous évoluer la relation entre Washington et Pékin ?
Les Etats-Unis veulent contrebalancer l'influence de la Chine tout en ayant aussi à son égard une posture coopérative. C'est tout à fait différent de la guerre froide. Il y a par ailleurs des questions très urgentes, comme la Corée du Nord. Kim Jong-un est en train de rompre les règles du jeu implicites depuis des décennies. A cet égard, les Chinois se montrent aussi inquiets que les Etats-Unis. Il faut et il faudra un certain degré de coopération entre la Chine et les Etats-Unis sur ce sujet, qui est le plus chaud, sachant qu'il peut, par ailleurs, y avoir à n'importe quel moment de graves incidents en mer de Chine méridionale.
Que va devenir l'Alliance atlantique ?
La question de la survie de l'Otan est posée depuis 1991 et la chute de l'Union soviétique. Dans l'histoire, les alliances ne survivent généralement pas aux causes qui les ont fait naître : en ce cas, le conflit Est-Ouest, c'est-à-dire entre l'URSS, les Etats-Unis et l'Europe occidentale. Cette question, qui a été largement discutée dans les années 1990 quand la Russie était en proie au chaos, est passée au second plan depuis l'avènement de Poutine et le sentiment que ce pays était redevenu agressif. Il y a eu une poussée occidentale très volontaire avec l'élargissement de l'Otan vers l'Est. Ce faisant, on a internalisé des vieux problèmes géopolitiques, comme l'attitude des pays d'Europe centrale et orientale vis-à-vis de la Russie. On vient encore de le voir avec l'élection présidentielle en Bulgarie. Aujourd'hui, dans l'Union européenne et l'Otan élargies on trouve des pays pro-russes comme des pays passionnément antirusses avec la Pologne et les pays Baltes. Au cours du dernier quart de siècle, l'idéologie et les lobbys antirusses ont joué un rôle essentiel pour l'élargissement de l'Otan vers l'Est avec aussi l'espoir de faire entrer l'Ukraine dans les institutions transatlantiques.
Ce n'est pas le cas de Donald Trump ?
Il est très éloigné de ce militantisme où l'on retrouve les néoconservateurs et une partie des démocrates, comme Zbigniew Brzezinski. Aujourd'hui, l'Otan n'est plus la priorité majeure pour les Etats-Unis et c'est une tendance de très long terme. Avec Trump, on va revenir sur la question : quelles sont les menaces ? La Russie ? Le terrorisme islamique ? Comment doit-on s'ajuster ? Je ne crois pas que la présidence Trump se traduira immédiatement par une rupture majeure. On va entrer dans une phase de révision. La question du « burden sharing » va revenir sur le devant de la scène, ce qui forcera les Européens à réagir. Les Européens sont trop longtemps restés dans le déni et la mollesse. Il faut prendre l'élection de Trump comme un « wake-up call » qui nous oblige à sortir d'un certain confort artificiel. L'alternative, ce serait le début de la décomposition de l'Europe. Si l'on ne réussit pas le Brexit et si l'on rate la réponse à l'élection de Trump, on entrera dans un processus délétère. Une perspective effrayante pour les Européens mais aussi pour le reste du monde.
Comment l'Europe doit-elle réagir ?
Il y a deux conditions essentielles. La première est de se remettre en état de marche sur le plan économique. On ne soulignera jamais assez la responsabilité de la France à cet égard. La deuxième est qu'il faut s'organiser pour traiter les problèmes de sécurité dans l'acception la plus large du terme, c'est-à-dire le terrorisme, le contrôle des frontières et, naturellement, la relation avec la Russie. Ce ne sera pas une question de tout ou rien. Il faut sortir de cette crainte infantile que « l'Amérique va nous abandonner ». Nous devons désormais nous approprier la question de notre sécurité. La France et l'Allemagne ont à cet égard aussi une responsabilité majeure, sans oublier la Grande-Bretagne, même en dehors de l'Union européenne.
Peut-on imaginer une relation plus personnelle entre Trump et Poutine ?
Je ne sais pas ce que leur relation personnelle donnera. La réaction initiale de Poutine a été assez prudente. Il faut s'attendre vis-à-vis de la Russie à une position beaucoup moins idéologique. La Russie est un grand Etat qui, malgré sa faiblesse économique, est parvenu à se repositionner comme une puissance importante, en particulier au Moyen-Orient. Pour aboutir à un schéma de paix durable, il faut un accord politique entre les principales puissances concernées. Pour la Syrie, c'est la Turquie, l'Iran, l'Arabie saoudite, la Russie, les Etats-Unis et, à un moindre degré, les Européens. Tout cela dans le cadre du droit international, donc des Nations unies.
Trump a dit qu'il déchirerait l'accord avec l'Iran ?
Trump est un pragmatique. Il pourra chercher à engager l'Iran dans des négociations allant au-delà de la seule question nucléaire. Qu'on le veuille ou non, aucune stabilisation de la région n'est possible sans l'Iran.
Nicolas Barré, Les Echos / Virginie Robert, Les Echos
Thierry de Montbrial est le président de l'Institut français des relations internationales, qu'il a fondé en 1979. En 2008, il a lancé la World Policy Conference. Il est membre de l'Académie des sciences morales et politiques de l'Institut de France depuis 1992.
Professeur émérite au Conservatoire national des arts et métiers, il a dirigé le département des sciences économiques de l'Ecole polytechnique entre 1974 et 1992. Premier président de la Fondation de la recherche stratégique (1993-2001), il a mis sur pied le centre d'analyse et de prévision du ministère des Affaires étrangères et en a été le premier directeur (1973-1979)
Voir l'interview sur le site des ECHOS
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