ENTRETIEN : « La Chine est désormais une puissance globale » selon Thomas Gomart, directeur de l’Ifri
Dans un essai intitulé Guerres invisibles, nos prochains défis géopolitiques (publié chez Tallandier), Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales (Ifri), analyse le monde de l’après pandémie. Avec le climat et la technologie comme paramètres de la grande compétition que se livrent désormais les États-Unis et la Chine.
Si la pandémie n’a pas suffi, il est temps que les Européens se réveillent. Nous faisons encore comme si tout le monde voulait adopter notre mode de vie , écrit Thomas Gomart dans son dernier ouvrage. Or, ajoute-t-il, la crise du Covid-19 renvoie à des dynamiques de civilisation. Elle accélère la désoccidentalisation de la politique internationale . L’Europe, après quatre siècles de protagonisme planétaire, risque-t-elle d’être reléguée au rang province du nouveau monde ? Thomas Gomart dirige l’Institut français des relations internationales (Ifri).
Votre livre s’intitule Guerres invisibles. Alors, on est en paix ou on est en guerre sans le savoir ?
On est à la fois en guerre et en paix, avec des passages de phases difficiles à identifier car elles passent par de la confrontation ouverte ou dissimulée et de la coopération ouverte ou implicite. Le propos, c’est de dire que l’affrontement reste permanent, mais qu’il ne se limite pas à la simple sphère militaire, mais concerne de multiples champs d’activité.
Lesquels ?
Ce livre se veut une réponse à un livre publié en 1999 par deux officiers chinois, La guerre hors limites, qui listaient eux-mêmes vingt-quatre types de guerres. Allant de la guerre nucléaire à la guerre environnementale, en passant par la grande guerre réglementaire ou la guerre médiatique. Entre la parution de ce livre et le mien, une génération s’est écoulée au cours de laquelle la Chine a ravi à l’Union européenne sa deuxième place sur la scène internationale et par ailleurs, à mon sens, est en train précisément d’imposer sa grammaire de la guerre aux autres.
La Chine, puissance globale
C’est le fait majeur non seulement de l’émergence de la Chine comme puissance économique, mais comme puissance stratégique…
Oui. C’est une puissance désormais globale, au même titre que les États-Unis. C’est-à-dire que la Chine non seulement a ravi la deuxième place, mais convoite ouvertement la première place et dispose d’atouts qui rendent cette ambition crédible. Comme puissance globale, elle est présente désormais dans tous les compartiments du jeu. Pas forcément dans un rapport d’équivalence symétrique avec les États-Unis. Mais il y a des domaines dans lesquels elle prend l’ascendant et il y a des domaines dans lesquels elle a un retard qu’elle cherche à combler.
Les États-Unis peuvent être rattrapés ?
Les États-Unis sont rentrés, avec Trump de manière ouverte, dans une nouvelle logique. Celle de rester non pas le garant du système international, mais le primus inter pares. Et la grande stratégie américaine, c’est fondamentalement une stratégie de moyens, qui consiste à toujours disposer de ressources militaires largement supérieures à l’addition de celles des autres puissances. Et donc l’écart reste important dans le domaine militaire, avec une reprise d’avance américaine notamment dans le domaine spatial. Les États-Unis conservent une forte capacité de rebond. Pékin cherche toutefois à gagner en autonomie, en particulier dans le domaine des semi-conducteurs. Et puis, troisième élément, il y a les alliances militaires. Bien gérées, elles sont un atout indéniable pour les États-Unis.
Washington agit donc comme un boxeur qui veut garder son adversaire dans la catégorie inférieure ?
C’est une bonne image même si un poids lourd peut être abîmé par un lourd-léger rapide qui sait éviter les coups. Mais tout ne réside pas dans la force. Avec Trump, les États-Unis ont perdu beaucoup de crédit moral : leur modèle démocratique apparaît dysfonctionnel. Cependant, ils conservent leur centralité en raison de leur vision globale. La montée en puissance de la Chine a comme conséquence, à mon avis, de manière paradoxale, un renforcement de la dépendance de l’Europe à l’égard des États-Unis. Sur des secteurs critiques.
Une guerre de corsaires et de pirates
Dans le monde numérique et cyber, la guerre est bien ouverte, non ?
Oui, plus que le far west, c’est une sorte de guerre de corsaires et de pirates. Elle est incessante. En permanence, les États, soit directement ou par l’intermédiaire de corsaires, conduisent des opérations. Par exemple, la lutte informatique offensive est en train de rentrer dans le cadre doctrinal des armées françaises. Et puis, vous avez également des pirates. Des acteurs individuels ou en coalition qui sont aussi capables de provoquer, d’avoir des effets extrêmement puissants en termes de cyber-sécurité, de coupures de courant à grande échelle. Avec les attaques d’hôpitaux, l’opinion découvre la multiplication des rançongiciels. La maîtrise de la cyber-sécurité est devenue un enjeu absolument central.
Ce qui frappe depuis une vingtaine d’années, c’est l’asymétrie entre le déploiement de puissance, par exemple de la puissance américaine, et la vulnérabilité face à des acteurs incommensurablement plus petits. Je pense au 11 septembre, mais on peut penser aussi au virus. Qu’est-ce que cela change dans notre approche de la puissance ?
Le virus nous oblige à relativiser cette notion de puissance, en voyant bien que nous sommes tous liés biologiquement, pour reprendre Pierre Teilhard de Chardin. On assiste ainsi à une prise de conscience au niveau planétaire d’un destin commun. Cette crise, à l’inverse, révèle aussi des logiques classiques de puissance. On l’observe tous les jours sur le traitement à la fois proprement sanitaire et politique de la crise, que ce soit dans l’accès aux masques dans un premier temps, puis aux tests et aux vaccins. On se rend bien compte des attentes à l’égard des autorités publiques. Qu’il s’agisse de phases de coopération ou de confrontation, les rapports de puissances restent structurants.
Les Européens n’ont pas suffisamment pris la mesure de ces enjeux selon vous ?
Effectivement. On observe des évolutions récentes, avec une Commission européenne plus consciente de la dimension géopolitique, mais les Européens ont du mal à comprendre une chose. C’est que nous ne sommes plus au centre du monde, et nous nous retrouvons même à grande vitesse à la périphérie du centre de gravité.
L’idée fait quand même son chemin…
L’amoindrissement des capacités productives de l’Europe est très bien compris par les milieux économiques, mais il l’est beaucoup moins par les milieux politiques et les forces sociales. Les Européens sont encore dans l’idée selon laquelle le reste du monde voudrait vivre comme eux. Et en fait, ce n’est plus le cas, car nous sommes de plus en plus vus comme inefficaces.
La modernité s’invente en Asie
On reste un espace de vie plutôt enviable, non ?
Oui, il faut relativiser, bien sûr, on reste une région riche, mais on observe néanmoins une sorte de déclassement. La modernité s’invente de plus en plus en Asie de l’Est en raison notamment de la confiance dans la technologie.
La pandémie accentue cette tendance selon vous ?
Elle systématise, en effet, le recours à des solutions technologiques pour l’élaboration et la conduite des politiques publiques. Les considérations éthiques ou réglementaires passent après l’expérimentation. Le tracking individuel était déjà effectif bien avant la pandémie. C’est aujourd’hui une différence fondamentale entre pays asiatiques et pays occidentaux, qui touchent aux libertés publiques et individuelles. Un point d’attention : la crise sanitaire est en train de refaire basculer dans l’ultra pauvreté des populations qui en étaient sorties à la faveur de la mondialisation post 1990. C’est encore très difficile à mesurer, mais la pandémie produit probablement une inversion de tendance. Elle pourrait invalider le discours habituel sur la mondialisation consistant à dire que l’intensification des échanges commerciaux, indépendamment de leurs conséquences environnementales, ont permis de sortir de l’ultra pauvreté un nombre extrêmement important de la population mondiale. Les effets de la pandémie doivent être appréciés sur plusieurs décennies.
Néanmoins, l’élection de Biden et ce que vous dites sur l’importance des alliances, ne redonnent-elles pas du poids à l’Occident ?
On devrait assister à un double mouvement. À la fois la poursuite de fondamentaux de la politique américaine, notamment dans la rivalité avec la Chine, et un réinvestissement sur le multilatéral qui devrait avoir un rôle stabilisateur. Cela va avoir un deuxième effet : une tentative pour liguer les démocraties, pour prendre acte du fait que les démocraties sont attaquées et qu’elles doivent savoir se défendre. Ce serait pour Biden le plus sûr moyen de rompre avec Trump.
Y compris sur le climat…
Oui. Le retour dans l’Accord de Paris est une décision symbolique forte, qui laisse entrevoir une logique coopérative. Cependant, dans le livre, je rappelle que la Chine et les États-Unis représentent plus de 45 % des émissions mondiales de CO2, et conçoivent aussi le climat en termes d’affrontement.
Le climat, un enjeu stratégique
Les Européens aussi ?
Pas du tout. Les Européens voient la lutte contre le réchauffement climatique l’alpha et l’oméga d’une démarche en faveur des biens communs.
Or, c’est un enjeu stratégique selon vous ?
Oui. L’enjeu stratégique majeur entre les États-Unis et la Chine, c’est de savoir qui a le contrôle du thermostat mondial. La politique climatique est incluse depuis plusieurs années par les militaires américains à une réflexion sur l’évolution de la conflictualité. Elle s’insère dans un raisonnement stratégique. Le fait que John Kerry, l’envoyé spécial sur le climat, siège désormais au National Security Council, est un signe en ce sens.
Les Européens en ont pris la mesure ?
On est un peu, à mon avis, en Europe comme face à l’arrivée de l’Internet. Il y a des investissements très importants, une évolution rapide qui s’observe et le réflexe est de dire il faut réguler. Certes, il faut réguler, mais la régulation n’empêchera pas le fait qu’il y aura des capacités d’action de la part de ces deux grands acteurs supérieures en raison de leur absence d’inhibition à l’égard de la technologie.
Vous parlez dans votre livre de la géo-ingénierie, de quoi s’agit-il ?
C’est la capacité de modification du climat à l’échelle locale, voire régionale.
Par exemple ?
Il y a deux choses. Par exemple, le fait de pouvoir provoquer des pluies en perçant des nuages. Et puis, il y a toute la question de la séquestration de CO2. L’idée étant de continuer à produire comme on le fait, et on capte le CO2 pour l’enfouir quelque part.
Donc, continuons à polluer et on gérera…
Oui. Mais certaines délocalisations industrielles auxquelles se sont livrées les entreprises européennes peuvent s’analyser en ce sens : on verdit les bilans en Europe, tout en polluant hors d’Europe. Ce n’est pas propre aux Européens, mais renvoie à la priorité donnée par un pays à son environnement par rapport à celui de son voisin…
Cela devrait encourager la décroissance…
Alors, cette question de la décroissance renvoie à une différence fondamentale : l’absence du principe de sobriété aussi bien du côté chinois qu’américain. Les Chinois disent : qu’est-ce qui nous ferait renoncer à l’amélioration de notre niveau de vie alors que vous, Occidentaux, n’avez cessé d’en bénéficier depuis deux siècles. Quant aux Américains, ils considèrent toujours, avec des nuances cependant, que leur mode de vie n’est pas négociable comme l’avait dit George Bush père. À Pékin, comme à Washington, domine l’idée selon laquelle c’est la technologie qui permettra de répondre au dérèglement climatique.
Donc une course en avant vers l’innovation ?
Oui. Mais, cela renvoie à un problème fondamental, très difficile à traiter politiquement : nos capacités de transformation du réel sont largement supérieures à nos capacités d’en anticiper les conséquences.
L’Europe a été au cœur de l’innovation durant des siècles. L’est-elle encore ?
Oui, nous conservons des capacités d’innovation très remarquables. Je rappelle toujours que le Web est né au CERN, que c’est une invention européenne. Le point sensible bien connu, c’est le passage entre l’innovation, l’industrialisation et la commercialisation. Ce qui devient très problématique aujourd’hui pour les Européens, c’est le capitalisme de plateformes complètement dominé par les Américains et les Chinois. Les GAFAM et les BATX disposent de capacités d’acquisition et d’investissement sans équivalent.
Une dernière question sur les menaces cyber. Notre sophistication nous rend plus vulnérables ?
Cela, c’est certain ! Il faut aussi voir la crise sanitaire comme annonciatrice d’autres crises, et réfléchir, se préparer d’ores et déjà à la combinaison de crises sanitaire, environnementale et numérique. Autrement dit, plus un système est complexe, plus il est vulnérable. Il faut donc apprendre à deviner les mécanismes invisibles.
> Lire l'entretien sur le site d'Ouest-France
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