Éric-André Martin : " La Chine a posé un standard avec sa gestion de l’épidémie "
La crise du coronavirus révèle les faiblesses de l’Union européenne face à l’urgence sanitaire. L'Italie, le pays le plus touché, se tourne vers la Chine pour obtenir de l’aide. Entretien avec Éric-André Martin, de l’Ifri (Institut français des relations internationales).
Le coronavirus n’est plus une crise chinoise. Alors que le bilan de la pandémie ne cesse de s’alourdir en Europe et aux Etats-Unis, la Chine sort progressivement de son confinement, et Pékin offre désormais son aide et son expertise aux pays les plus touchés. Le pouvoir chinois en profite pour accroître son influence sur la scène internationale, au risque d’exacerber la guerre commerciale avec les Etats-Unis. L’Ifri, l’Institut français des relations internationales, vient de publier une étude sur le sujet, "L’Europe face à la rivalité sino-américaine : le coronavirus comme catalyseur". Entretien avec l’un des auteurs de l’étude, Éric-André Martin, secrétaire général du Cerfa (Comité d'études des relations franco-allemandes), chargé de mission auprès du directeur de l’Ifri, spécialiste des questions européennes. Il est notre invité pour revenir sur un fait majeur de l'actualité de la semaine. Nouveau rendez-vous hebdomadaire qui débute ce samedi.
La présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen s’est félicitée mardi 24 mars du feu vert des Etats membres de l’UE pour lancer le processus d’adhésion de l’Albanie et de la Macédoine du Nord. Était-ce vraiment une priorité alors que l’Europe est confrontée à une crise sanitaire sans précédent ?
Je crois que Mme von der Leyen est en fait devant deux exigences contradictoires. La première est d’essayer de démontrer que l’Union européenne continue à fonctionner malgré cette crise, et c’est peut-être le sens de cette décision en montrant finalement que l’on a réussi à surmonter les obstacles liés à l’ouverture de cette discussion sur l’élargissement.
D’une façon générale, comment analysez-vous l’attitude d’Ursula von der Leyen et des dirigeants européens dans cette crise du coronavirus ?
Il y a une difficulté à contrebalancer la tendance naturelle, perceptible dans cette crise, au repli sur soi, sur ses frontières, sur ses réserves de moyens sanitaires, masques, équipements, médicaments, etc. Il s’agit de démontrer que l’Europe est autre chose, qu’elle est capable d’être solidaire et efficace.
C’est difficile, parce que c’est une crise supplémentaire pour l’Europe, après la crise de la zone euro, la crise migratoire ou le conflit en Ukraine. Il y a une Europe qui va de crise en crise et qui semble plus aller au gré des événements qu’avoir la maîtrise du cours des choses.
L’Europe n’a pas les moyens matériels de venir en aide aux Etats membres les plus touchés ?
Il faudrait distinguer au cas par cas les choses. L’Europe a des moyens financiers, mais elle est aussi tributaire de la capacité à avoir des fabricants qui puissent produire et livrer les marchandises dont elle a besoin pour faire face à cette crise sanitaire dans des délais acceptables. Il y a certes des lourdeurs bureaucratiques, administratives, il peut y avoir des questions de compétences, mais il y a aussi la capacité à trouver sur les marchés les produits dont on a besoin.
L’Italie s’est tournée vers la Russie, la Chine et même Cuba pour répondre à l’urgence sanitaire. N’est-ce pas un peu humiliant pour l’Union européenne ?
Il faut apprendre de ses échecs, bien sûr ce n’est pas très glorieux. Mais on ne peut pas blâmer les Italiens, il y a des vies en jeu et à grande échelle et ils trouvent l’aide là où elle est. Par ailleurs, chaque pays européen est confronté à cette crise, que ce soit la France, l’Allemagne ou l’Espagne. On est dans une situation très difficile, mais c’est vrai que par rapport à l’image que l’Europe voulait se donner encore au mois de janvier en envoyant du matériel à la Chine qui n’en avait pas besoin, il y a un retour de bâton qui est quand même assez marquant.
Peut-on dire que la Chine mène une diplomatie de l’aide humanitaire ?
Il y a de la part de la Chine une offensive de charme tout à fait claire, volontaire et construite. D’un côté, la Chine veut faire oublier que l’épidémie est partie de chez elle. De l’autre, c’est une façon de développer sous cet angle sanitaire une offensive plus stratégique et de plus long terme de conquête des opinions autour de l’efficacité de son système. Pékin veut ainsi montrer les avantages et les atouts d’une relation bilatérale. Aujourd’hui, c’est sa capacité à fournir des moyens, des équipements et aussi des médecins. Et demain, il s’agira de fournir des financements, acheter des infrastructures dans le cadre des routes de la soie, ou des entreprises de haute technologie à travers des investissements directs.
Il s’agit donc pour la Chine de faire oublier sa responsabilité dans le déclenchement de l’épidémie ?
C’est un des objectifs immédiats, mais cet objectif s’insère dans une stratégie beaucoup plus élaborée, à l’œuvre depuis déjà quelques années et qui va se poursuivre. Aujourd’hui, le besoin humanitaire est là. Sachant que les équipements nécessaires sont en très grande partie fabriqués sur son territoire, et que l’épidémie est largement derrière elle, la Chine a tout loisir de se déployer sur ce terrain-là.
Peut-on déjà juger de l’efficacité des politiques mises en œuvre face à la crise, à la lumière de l’exemple chinois ?
Nous expliquons dans notre étude que la Chine, avec sa gestion de l’épidémie, a posé un standard. On le voit à travers les journaux qui tracent des courbes, qui se comparent au cas chinois. Ce sera un des premiers critères de mesure : comment chaque pays a pu s’en sortir en termes de contaminations et malheureusement de pertes humaines dans la gestion de cette crise. On voit bien que les paramètres d’aujourd’hui ne sont plus ceux du début de la crise. On a appris sur le virus, sur la façon de le gérer, et on aura, je l’espère, rapidement des traitements plus efficaces, sans même parler d’un vaccin.
Mais aujourd’hui, le jeu de la Chine est de dire un peu partout, de manière plus ou moins habile ou plus ou moins brutale, que la façon dont les choses se sont passées chez elle démontre la supériorité de son modèle.
Elle a rapidement imposé des mesures drastiques à sa population, qui ont permis grâce à un confinement strictement suivi d’empêcher la propagation du virus dans des zones très densément peuplées. Il y a eu en même temps une réponse sanitaire forte, avec relativement peu de morts par rapport au nombre de personnes infectées, même si on peut avoir des doutes sur la précision et la sincérité de ces chiffres. Mais cela ne change pas fondamentalement le fait que la Chine a su maîtriser à la fois la propagation de l’épidémie et le nombre de pertes.
En revanche, aucun pays européen ne semble avoir sollicité l’aide des Etats-Unis pour affronter la crise du coronavirus. Comment l’expliquer alors que l’on parle du camp occidental ?
Je pense que le problème est moins du côté des Européens que du côté des Etats-Unis. Ce qui est frappant dans cette crise et que nous soulignons dans le cadre de notre étude, c’est le fait qu'au départ les Américains ont très largement sous-estimé ce qui se passait. Ils n’ont pas montré beaucoup d’intérêt pour venir en aide à leurs alliés traditionnels touchés, que ce soit en Europe ou en Asie avec la Corée du Sud.
Ce qui se passe aujourd’hui aux Etats-Unis s’inscrit dans le prolongement de ce que l’on a déjà pu observer : un pays de plus en plus replié sur lui-même, de moins en moins enclin à jouer le jeu de la coopération internationale et à prendre le rôle de leader qu’il avait depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les Américains laissent le champ libre à la Chine, et de ce fait les Européens sont assez peu enclins à faire appel à eux.
Vous dites dans votre étude que la pandémie de coronavirus est un catalyseur de la rivalité sino-américaine, pourquoi ?
C’est un élément qui amplifie et accélère des tendances qui étaient déjà à l’œuvre. Les Etats-Unis commencent à tirer des enseignements sur la question du découplage des chaînes de valeur. Peter Navarro, le conseiller de Donald Trump pour les questions industrielles, considère qu’il faut prendre des mesures beaucoup plus énergiques pour ne pas se retrouver un jour sous dépendance chinoise dans des secteurs technologiques importants.
Face à cette rivalité sino-américaine, y a-t-il un risque d’appauvrissement de l’Europe ?
Avec le transfert de valeur ajoutée, l’Europe perdrait des chaînes de valeur qui contribuent aujourd’hui à sa richesse. L’enjeu, c’est évidemment l’appauvrissement de l’Europe et la perte de son standing. Maintenant, la partie n’est pas jouée, l’Europe a des talents, des capacités, des richesses. Mais elle ne doit pas se diviser, elle doit maintenir sa cohésion et réinventer une partie de son projet pour mieux s’insérer dans un monde qui a considérablement changé depuis la création de l’Union européenne.
Marine Le Pen affirme que "le premier mort du coronavirus, c’est l’Union européenne". La crise renforce le camp populiste anti-européen selon vous ?
Comme toujours, ceux qui sont hostiles à l’Union européenne profitent de chaque occasion pour contester son efficacité. En même temps, les pays de la zone euro sont contents de voir que l’on va débloquer des mécanismes d’assistance, que l’on parle de mutualiser les dettes pour éviter une spirale spéculationniste. Il y a quand même des choses bénéfiques faites par l’Union européenne. La partie est loin d’être finie, on ne peut pas se contenter d’un jugement à l’emporte-pièce.
Et l’Union européenne a un atout, c’est un espace démocratique, contrairement à la Chine.
Vous avez raison de souligner cet aspect systémique majeur. Mais les Européens doivent être vigilants, cette période de crise ne doit pas être un facteur utilisé pour renforcer certaines tendances autoritaires, qui ne s’inscriraient pas dans le respect de l’Etat de droit. Il y a un débat aujourd’hui en Hongrie notamment, il ne faudrait pas que la situation soit récupérée par certains gouvernements qui ne respectent pas fondamentalement les règles du jeu démocratique de l’Union européenne. Là aussi, l’UE doit être vigilante, une vigilance collective, qui n’est pas de la seule responsabilité de la Commission de Bruxelles. Chaque Etat membre, chaque citoyen, est dépositaire de ces valeurs européennes.
> Voir l'interview sur le site de France Culture
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