Géopolitique des forêts : " La Chine externalise sa déforestation à l'étranger "
Sur de vastes portions du Globe, la déforestation se poursuit à un rythme effréné. Hausse de la demande en produits agricoles et d'élevages, course au foncier, démographie... Autant de raisons qui sous-tendent une pression accrue sur les massifs forestiers de par le monde.
Selon le dernier rapport de l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), la déforestation a ainsi atteint 10 millions d'hectares par an en moyenne en 2015 et 2020, l'équivalent de trois fois la taille de la Belgique.
Dans une nouvelle étude publiée ce mercredi par l'IFRI, le chercheur au CIRAD Alain Karsenty analyse les causes de ce phénomène et propose des recommandations pour inverser la tendance. L'Express s'est entretenu avec lui.
L'Express : Dans votre rapport, vous soulignez que la déforestation se poursuit aujourd'hui "à un rythme inquiétant". Quelles en sont les causes ?
Alain Karsenty : Tout à fait, les zones forestières les plus menacées se trouvent actuellement en Amérique du Sud, en Asie du Sud-Est, et en Afrique. Si le phénomène s'accélère beaucoup en Afrique ces dernières années, l'Amazonie brésilienne reste tout de même la zone la plus déforestée chaque année en surface. Pour expliquer cette situation, il convient de distinguer deux choses : les causes directes de la déforestation et les causes sous-jacentes. Dans la première catégorie, on retrouve essentiellement la conversion des forêts en zones de culture ou de pâturage pour le bétail.
En Amérique Latine et en Asie du Sud-Est, cela provient principalement de grandes entreprises agroalimentaires ayant adopté une logique d'agriculture industrielle ou d'élevage à grande échelle. En Amazonie, le déboisement vise ainsi avant tout à libérer des espaces pour le bétail et la culture du soja. En Asie du Sud-Est, les palmiers à huile ont connu une expansion très rapide ces 20 dernières années au détriment des forêts. Cette région a aussi été fortement marquée par le développement des plantations d'arbres à culture rapide, comme les acacias ou les eucalyptus, qui servent à faire de la pâte à papier ou des copeaux de bois pour l'industrie. Dans les deux cas, cela conduit une part significative de ces zones à passer d'un écosystème naturel à un écosystème totalement artificialisé, qui perd sa biodiversité et nombre de ses fonctions écologiques.
En Afrique en revanche, la nature de la déforestation est différente. Il n'y a pratiquement que de la petite agriculture, soit de subsistance destinée à l'autoconsommation, soit commerciale comme pour le cacao par exemple. Ici, l'augmentation de la démographie et le faible rendement des terres sont les principaux facteurs expliquant le déboisement. La République démocratique du Congo, qui n'exporte que très peu de denrées agricoles, détruit ainsi plus d'un million d'hectares de forêts par an, et se place aujourd'hui au deuxième rang de la déforestation mondiale. La hausse a été considérable ces dernières années.
Vous parliez aussi de causes sous-jacentes de cette déforestation. Quelles sont-elles ?
A.K. Absolument, il s'agit des facteurs qui déclenchent la déforestation. Au niveau mondial, cela résulte déjà d'une consommation de plus en plus importante de produits issus de l'agriculture. Cela peut être la hausse de la demande en huile de palme ou en cacao, qui sont très prisés de l'industrie agroalimentaire, ou la hausse de la demande en soja, afin de nourrir la plupart des élevages de bétail dans le monde. La consommation croissante de ces denrées, soit directement par les hommes, soit pour leurs animaux, entraîne la déforestation dans son sillage.
D'autres causes sous-jacentes sont davantage liées à des facteurs technologiques. Le développement des biocarburants produits à partir d'huile de palme est ainsi l'une des causes très importantes de la déforestation en Indonésie, alors même que cette solution est présentée comme un moyen de réduction de notre empreinte carbone. Mais on trouve aussi des aspects d'ordre juridique. Dans de nombreux pays, le droit foncier n'est pas clairement défini, et entraîne du même coup de la déforestation. C'est notamment le cas en Afrique à travers le "droit de hache" : une manière coutumière de s'approprier la terre via le déboisement. La mise en valeur ultérieure des terrains peut ensuite permettre d'obtenir un titre foncier. Les causes sous-jacentes de la déforestation peuvent donc être multiples et sont importantes pour expliquer la déforestation.
Votre rapport indique également que "la Chine exerce une influence majeure sur l'évolution des forêts du monde". Vous parlez notamment "d'externalisation" de la déforestation. Pourquoi pèse-t-elle aussi lourd dans ce domaine ?
A.K. La Chine est effectivement un facteur majeur de la déforestation dans le monde. Ces dernières années, le pays a mis en place une politique de protection de ses ressources forestières à l'intérieur de ses frontières. De fait, il est devenu très difficile d'exploiter les forêts chinoises. Mais pour autant, le besoin en bois de la Chine - qui est de loin le premier consommateur mondial - n'a pas diminué. À titre d'exemple, Pékin a importé plus de 108 millions de mètres cubes de bois en 2020, ce qui représente près de trois fois la production française. Or ces besoins gigantesques ont un impact direct en matière de déforestation.
De plus, dans le cadre de ses exportations massives de produits manufacturés, la Chine est une grande consommatrice de matières premières comme l'huile de palme ou le caoutchouc. Et ces produits génèrent une déforestation importante à l'extérieur de son territoire. On peut donc considérer que si la Chine ne déforeste plus son propre territoire, elle externalise cette déforestation à l'étranger.
Le troisième facteur, enfin, est lié aux grands investissements dans les infrastructures que Pékin réalise à l'étranger, et notamment en Afrique. On sait depuis de nombreuses années que les infrastructures routières ont une influence très importante sur la déforestation, en favorisant le développement de l'activité économique et agricole. In fine, cela accroît la pression sur les massifs forestiers dans le monde.
En ce qui concerne la politique environnementale, votre étude pointe aussi l'effet limité des opérations de reboisement. C'est pourtant l'un des arguments phares de certains politiques ou entreprises pour reverdir leur blason...
A.K. On est en effet loin de la solution miracle, d'ailleurs, cela peut même devenir contre-productif. Mais c'est une mesure visible, donc elle est séduisante pour certains acteurs. Le problème, c'est qu'un arbre met du temps à pousser, donc le choix se porte généralement sur une espèce à croissance rapide. Or plus un arbre pousse vite, plus il pompe d'eau, ce qui peut parfois accroître les problèmes environnementaux dans certains endroits secs. L'assèchement des sols lié au réchauffement climatique aggrave de surcroît ce problème.
De plus, ces plantations sont généralement constituées d'une seule et même espèce d'arbre, ce qui augmente le risque de destruction de l'ensemble par un parasite ou des incendies. Un champ d'arbre n'a que peu de biodiversité et est de ce fait très fragile. Ces opérations de reboisement ne compensent donc pas la perte d'une forêt naturelle. De toute façon, cette solution est limitée, parce que si on voulait compenser les émissions de CO2 grâce aux arbres, la surface disponible sur Terre, hors agriculture, ne serait pas suffisante. Je pense donc que
c'est une mauvaise solution à un vrai problème. Il est plus intéressant de travailler à régénérer des écosystèmes naturels dégradés, qui sont plus résilients.
Quelles sont vos principales recommandations pour mieux lutter contre la déforestation ?
A.K. Il y a plusieurs solutions qui s'offrent à nous, tant dans les pays du Nord que dans les pays du Sud. Tout d'abord dans les deux cas, il faudrait construire un agenda commun conciliant la sécurité alimentaire et la lutte contre la déforestation. Pour cela, il faudrait investir de manière très importante dans la transformation des pratiques agricoles dans les pays du Sud. Cela permettrait de mettre au point une agriculture capable de produire suffisamment pour nourrir la population, tout en respectant les écosystèmes. On pourrait également améliorer certains instruments internationaux de lutte contre la déforestation, comme le mécanisme REDD+, qui est coordonné par l'ONU. Si cet outil part d'une bonne intention, en versant une rémunération aux pays réduisant leur déforestation, le versement des aides se base parfois sur des projections assez écartées de la réalité. Je pense qu'on peut repenser ce mécanisme de manière plus intelligente, en donnant des aides financières aux pays sur la base de la qualité de leurs politiques publiques à destination des forêts, et de leur mise en oeuvre effective.
Concernant les pays du Nord, je pense qu'il faudrait mieux maîtriser nos importations de produits causant de la déforestation dans les pays du Sud. On devrait, dans nos accords commerciaux, mettre des clauses sur la déforestation pour dissuader certains pays d'y recourir. Il serait aussi important de privilégier les produits pouvant être garantis "zéro déforestation", par rapport à ceux qui ne seraient pas certifiés. Jouer sur les tarifs douaniers avec des systèmes de type bonus-malus permettrait de pénaliser les produits ne bénéficiant pas d'une
certification, et de favoriser ceux en ayant une.
Copyright L'Express / Paul Véronique
> Lire l'interview sur L'Express.fr
Média
Partager