Guerre en Ukraine : « Après le choc des civilisations, le choc des illusions »
La thèse de Samuel Huntington, qui présente la Russie comme un «État-civilisation», ne suffit pas à comprendre la tournure prise par la guerre en Ukraine, soutient Marc Hecker. Selon le chercheur à l'Ifri, le comportement de Vladimir Poutine s'explique en partie par une illusion de la puissance.
Il y a 30 ans, Foreign Affairs publiait Le choc des civilisations, de Samuel Huntington. Ce dernier pensait qu'après la guerre froide, le principal moteur des conflits ne serait plus idéologique mais civilisationnel. Depuis les attentats du 11 septembre 2001, cette thèse controversée a surtout été lue à travers le prisme d'un hypothétique affrontement entre l'Occident et le monde islamique, mais la vision d'Huntington était bien plus large. Le professeur à Harvard identifiait 8 aires culturelles, parmi lesquelles la civilisation «slavo-orthodoxe». Il jugeait peu probable une guerre entre Russes et Ukrainiens, «deux peuples slaves et principalement orthodoxes». La théorie d'Huntington trouve toutefois des échos dans la rhétorique du Kremlin qui présente la Russie comme un «État-civilisation» opposé à l'Occident décadent. Un autre choc, celui des illusions, contribue à expliquer la tournure prise par la guerre d'Ukraine.
Le terme «illusion» a trois acceptions. La première désigne une mauvaise perception ou une interprétation erronée : on pense voir ce qui n'existe pas. Un classique des relations internationales, Perception and Misperception in International Politics de Robert Jervis souligne l'importance de ce facteur en matière de politique étrangère. L'invasion russe du 24 février 2022 l'a confirmé. Vladimir Poutine jugeait l'Ukraine, l'Europe et les Etats-Unis plus pusillanimes et divisés qu'ils ne l'étaient réellement. Cette erreur d'analyse a été alimentée par les réactions occidentales timorées après l'opération russe en Géorgie en 2008 et l'annexion de la Crimée en 2014, mais aussi par une surinterprétation du retrait américain d'Afghanistan en 2021.
Vladimir Poutine s'est cru plus fort qu'il ne l'était réellement. Il a été pris d'une forme d'enhardissement stratégique. Marc Hecker
La deuxième acception du terme «illusion» a trait à la différence entre le désir et la réalité. Dans le domaine des relations internationales, elle se manifeste notamment par l'illusion de la puissance. Vladimir Poutine s'est cru plus fort qu'il ne l'était réellement. Il a été pris d'une forme d'enhardissement stratégique, que l'on a vu graduellement augmenter depuis son discours à la Conférence sur la sécurité de Munich en 2007 et qui s'est traduit par une série de coups de force et d'interventions extérieures. La Russie s'est ainsi affirmée comme une puissance sur le retour, non seulement dans son étranger proche, mais aussi au Moyen-Orient ou en Afrique. Cet enhardissement a conduit le Kremlin à penser qu'il avait les moyens de faire tomber Kiev en quelques jours. L'armée russe s'est en fait révélée incapable de dupliquer la stratégie américaine du shock and awe et l'«opération militaire spéciale» s'est transformée en guerre longue.
La troisième acception du terme «illusion» désigne le produit d'un artifice. Cette illusion-là est fabriquée et suppose l'existence d'un illusionniste. Autrement dit, elle touche au domaine de la propagande, de la désinformation, de l'intoxication, voire de la guerre psychologique. La propension de la Russie à agir dans ce champ – que ce soit par l'intermédiaire de chaînes de télévision, de «fermes à trolls» sur Internet ou d'agents d'influence – a fait l'objet de nombreuses enquêtes et travaux universitaires. Il est plus difficile d'étudier la manière dont la propagande peut se retourner contre son émetteur et générer des formes d'auto-intoxication. Quand Vladimir Poutine présentait les dirigeants ukrainiens comme des néo-nazis asservissant un peuple frère, s'attendait-il vraiment à ce que les soldats russes fussent accueillis comme des libérateurs ?
La Russie n'a pas le monopole des illusions. Nombre de dirigeants et d'experts européens – en particulier à Paris, Berlin et Bruxelles – n'imaginaient pas que l'armée russe envahirait l'Ukraine et croyaient au dialogue pour faire entendre raison à Vladimir Poutine. Ils n'ont pas suffisamment pris en compte les alertes provenant de Washington et Londres, échaudés par les manipulations politiques du renseignement avant l'invasion de l'Irak en 2003 et portant peu de crédit à Boris Johnson, englué dans le «Party Gate» au moment où la Russie massait ses troupes aux frontières de l'Ukraine.
Personne ne sait aujourd'hui de quelle manière, ni à quelle échéance se terminera la tragédie ukrainienne. Face à cette incertitude, il est plus que jamais nécessaire de se prémunir contre les illusions. Marc Hecker
Aujourd'hui, nul ne peut plus ignorer la nature du régime de Vladimir Poutine, ni la volonté du Kremlin de détruire la nation ukrainienne. Mais tous les responsables politiques n'en tirent pas les mêmes conséquences. Certains d'entre eux estiment qu'il faut soutenir Kiev jusqu'à la défaite de la Russie ; d'autres sont plus prudents et pensent que des négociations avec Moscou seront nécessaires pour mettre fin aux hostilités. Ils se reprochent mutuellement d'être bercés d'illusions : celle de pouvoir libérer rapidement et totalement le territoire ukrainien d'une part, celle de maintenir un canal diplomatique avec une Russie qui ne comprendrait que la force d'autre part.
Personne ne sait aujourd'hui de quelle manière, ni à quelle échéance se terminera la tragédie ukrainienne. Face à cette incertitude, il est plus que jamais nécessaire de se prémunir contre les illusions, dans les trois sens du terme. Premièrement, en renforçant les capteurs sur le terrain et les capacités d'analyse. Deuxièmement, en étant réalistes sur nos moyens d'action et sur les conséquences de notre implication grandissante dans le conflit. Troisièmement, en intensifiant la lutte dans le champ des perceptions, surtout dans les pays où résonne la propagande russe. On dit souvent que la vérité est la première victime de la guerre. Sans prétendre à la vérité, tâchons au moins d'être lucides.
Marc Hecker est directeur de la recherche et de la valorisation à l'Institut français des relations internationales (Ifri).
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