Guerre en Ukraine : « L’administration Biden estime vital de défendre les valeurs de la démocratie libérale partout dans le monde »
Pour les démocrates américains, le conflit russo-ukrainien apparaît comme une « transposition internationale et paroxystique » de la lutte entre populistes et défenseurs de la démocratie libérale que connaissent les Etats-Unis depuis l’élection de Donald Trump, analyse Laurence Nardon, chercheuse à l’IFRI, dans une tribune au « Monde ».
En annonçant, notamment lors de leur déplacement à Kiev les 24 et 25 avril, la livraison d’armes offensives telles que des obusiers et des chars aux forces ukrainiennes, le secrétaire à la défense, Lloyd Austin, et le secrétaire d’Etat, Antony Blinken, marquent une nouvelle étape dans la réponse américaine à la guerre russo-ukrainienne. Un positionnement renforcé le 28 avril, lorsque Joe Biden a fait connaître son intention d’envoyer 33 milliards de dollars (31,5 milliards d’euros environ) à l’Ukraine, dont les deux tiers sous forme d’aide militaire.
Depuis le début de l’invasion russe du 24 février, l’administration Biden a mis en œuvre plusieurs types de réponses. Les sanctions contre les oligarques russes, la restriction renforcée des exportations de technologies sensibles et l’augmentation des exportations de gaz naturel liquéfié américain pour faciliter la limitation des importations de gaz et de pétrole russes par les Européens visent à faire pression sur Moscou.
Quant à l’aide à l’Ukraine, elle se décline en aide humanitaire et en livraison de matériel militaire et se chiffre déjà à près de 4 milliards de dollars depuis fin février, selon un décompte du département d’Etat. Tout ceci est considérable, mais on avait toutefois observé jusqu’à présent une grande prudence dans le type des armes livrées par les Etats-Unis à l’Ukraine, exclusivement qualifiées de défensives. Il fallait à tout prix éviter de fournir à la Russie un prétexte à une escalade. Le président Vladimir Poutine et son ministre des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, rappellent en effet régulièrement la possibilité d’une riposte nucléaire.
Les annonces de fin avril constituent donc une prise de risque de la part de Washington. La raison immédiate tient à la résistance militaire des Ukrainiens. Contrairement à ce que l’on pouvait craindre en février, la Russie n’a pu concrétiser la victoire rapide qu’elle annonçait. Les analystes américains estiment qu’une victoire ou demi-victoire de l’Ukraine est, au contraire, possible et que, dans ce cas, des livraisons d’armes américaines peuvent faire la différence. Washington choisit de tenter le coup.
Vif débat
Mais cette évolution vient aussi confirmer le retour aux manettes des tenants de l’idéalisme interventionniste américain, un courant de pensée rattaché à l’école des « internationalistes libéraux », fermement décidés à défendre la démocratie ukrainienne contre l’autoritarisme russe. La guerre en Ukraine est, en effet, venue relancer un débat ancien mais toujours vif aux Etats-Unis sur le rôle que doit jouer le pays dans le monde.
Ces dernières années, avec la fatigue de l’empire déjà exprimée sous Barack Obama (comme l’a montré la reculade d’août 2013 en Syrie) et plus encore avec le repli nationaliste revendiqué par son successeur (« America first ! »), le pays semblait vouloir se désengager des affaires du monde. L’anti-interventionnisme était dans l’air du temps aussi bien à droite, chez Donald Trump, qu’à gauche, chez le démocrate radical Bernie Sanders. En témoigne la fondation, en 2019, du Quincy Institute, un think-tank bipartisan décidé à s’opposer par principe aux coûteuses interventions militaires américaines à l’étranger.
Avec la guerre en Ukraine, c’est plutôt l’école réaliste qui s’oppose aux internationalistes libéraux. Autour de John Mearsheimer, professeur à Chicago et chef de file de ce courant, les réalistes estiment que les nations ne font jamais que suivre leurs propres intérêts, sans se préoccuper de grands principes. En orchestrant l’élargissement à l’est de l’OTAN (et de l’Union européenne), les Occidentaux ont inutilement inquiété la Russie, dont la réaction actuelle est légitime. Nous payons aujourd’hui l’hubris post-guerre froide des années 1990.
Les démocrates de l’administration Biden contestent cette vision. Reprenant les principes que rappelait encore, juste avant sa disparition, le 23 mars, la secrétaire d’Etat de Bill Clinton et chantre du courant internationaliste, Madeleine Albright, ils estiment vital de défendre partout dans le monde les valeurs de la démocratie libérale, à commencer par le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, aujourd’hui menacé en Ukraine.
Ils sont rejoints, sur ce point, par les néo-conservateurs républicains. Autour de Robert Kagan, ces derniers sont animés d’un même idéal démocratique et sont prêts à le promouvoir militairement s’il le faut, comme ils avaient tenté de le faire sans succès en Irak, en 2003. Même si les quelques trumpistes pro-Poutine, tels que le présentateur de Fox News, Tucker Carlson, sont très bruyants, les républicains classiques sont toujours restés méfiants vis-à-vis de la Russie et embrassent aujourd’hui la cause ukrainienne. La ligne de partage politique sur cette question se fait donc plutôt entre le centre et les extrêmes qu’entre républicains et démocrates.
Avertissement pour la Chine
Plus largement, les responsables de l’administration Biden estiment que la guerre en Ukraine n’est qu’une nouvelle étape de la lutte entre populistes et défenseurs de la démocratie libérale, en cours aux Etats-Unis mêmes depuis l’élection de Trump, en 2016. Au lendemain de la crise financière de 2008, le libéralisme économique, vu comme responsable de l’appauvrissement des classes moyennes, y avait connu une vaste remise en cause. Or, la colère exprimée en 2011 par le mouvement Occupy Wall Street, aux accents anticapitalistes, a finalement été captée par Donald Trump qui a fait basculer une partie de l’électorat américain du côté des tentations xénophobes et illibérales.
Pour Antony Blinken et le conseiller pour la sécurité nationale, Jake Sullivan, la guerre en Ukraine apparaît comme une transposition internationale et paroxystique de cette lutte entre populistes et libéraux. Cette vision, sans doute simplificatrice mais efficace, explique pourquoi l’Ukraine est considérée comme un intérêt vital pour les États-Unis, quand bien même ce pays ne fait pas partie de l’OTAN.
Cette large vision explique aussi pourquoi la gestion du conflit en Ukraine ne détourne qu’à première vue les Etats-Unis de l’entreprise de restructuration de leur posture stratégique autour de la menace chinoise. Très concrètement, l’implication américaine en Europe vaut d’abord avertissement pour une Chine qui serait tentée d’envahir Taïwan ; ensuite, elle démontre leur volonté de résister tous azimuts aux avancées des régimes non-démocratiques.
Entre apaisement et fermeté, l’administration Biden choisit aujourd’hui cette dernière attitude. L’histoire dira si ce choix était le meilleur. Reste à savoir si nous sortirons indemnes de cette nouvelle phase des relations internationales.
Laurence Nardon est responsable du programme Amérique du Nord à l’Institut français des relations internationales (IFRI))
> Lire la tribune sur le site du Monde (réservée aux abonnés).
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