"La Chine veut encourager les Européens à se distancier des États-Unis"
Pour Thomas Gomart (IFRI), Pékin s'attache à valoriser «l’autonomie stratégique européenne» en vue d'inciter l'Europe à prendre ses distances avec Washington.
Directeur de l'IFRI (Institut français des relations internationales) depuis 2015 et auteur de "L'affolement du monde" (2019) et de "Guerres invisibles" (2021), Thomas Gomart vient de publier un nouvel ouvrage* dans lequel il décrit comment le réchauffement climatique, la crise énergétique, les conflits et les innovations technologiques définissent les objectifs des grandes puissances, et comment la France et l'Union européenne doivent se préparer aux bouleversements profonds à venir.
Xi Jinping ne craint pas d'afficher franchement les ambitions de son pays, y compris militaires. Mais celles-ci restent floues vis-à-vis de la Russie. Le point commun avec la Russie semble être la détestation des États-Unis. La Chine soutient-elle la Russie de façon stratégique pour éviter un élargissement de la guerre ou au contraire est-ce une démonstration de force visant à préparer l'invasion de Taïwan ?
En mars dernier, la visite de Xi Jinping en Russie a permis à Vladimir Poutine de ne pas apparaître isolé. Elle reflète la convergence idéologique des deux régimes bien décidés à contester ouvertement ce qu’ils appellent l’hégémonie occidentale. La question cruciale est celle d’éventuelles livraisons d’armes. Pour l’heure, Pékin propose un règlement politique très flou qui, jusqu’à hier, évitait d’être en contact avec le président Zelensky. Après cette visite, il y a eu celle du Premier ministre japonais Fumio Kishida à Kiev, puis celle d’Emmanuel Macron et de Lula à Pékin. Cela permet à la Chine de profiter de la situation pour contester le statu quo dans le détroit de Taïwan en exerçant des pressions militaires sur l’île.
La reprise en main de l’Europe par les États-Unis s’explique surtout par l’incapacité des Européens à gérer par eux-mêmes leur voisinage face à des puissances néo-impériales comme la Russie, Thomas Gomart
Londres, qui est pourtant aligné sur les États-Unis, renâcle à désigner la Chine comme une menace. L'Allemagne et la France sont encore plus prudentes. Quelles sont les raisons de ce décalage avec Washington dans la perception des ambitions chinoises ?
La Chine est devenue le principal partenaire économique de l’UE, tout en intensifiant ses échanges avec les États-Unis. Le modèle industriel allemand dépend du marché chinois. La France et le Royaume-Uni affichent de lourds déficits commerciaux. À la différence de Moscou, Pékin prend bien soin de valoriser «l’autonomie stratégique européenne» comprise comme le moyen d’encourager les Européens à se distancier des États-Unis. Les ambitions chinoises doivent être replacées dans une perspective historique, celle du Parti communiste chinois, qui fait de son maintien au pouvoir l’alpha et l’oméga de sa politique, tout en affichant de faire de la Chine la première puissance mondiale, dans tous les domaines, en 2049. Il fêtera alors le centenaire de la RPC.
Vous évoquez dans votre conclusion la "reprise en main" de l'Europe par les États-Unis. N'était-ce pas, au bout du compte, un objectif en soi de Washington qui a depuis plus d'un siècle toujours été maître dans la redistribution des cartes à son avantage ?
Il faut distinguer la «grande stratégie» américaine qui a toujours été une stratégie de moyens: bénéficier de plus de forces militaires que celles éventuellement additionnées par les rivaux. À cela s’ajoute une capacité des États-Unis à jouer un double rôle décisif en ce qui concerne la géopolitique du fossile et celle du renouvelable. Les États-Unis bénéficient de deux façades océaniques et n’ont nullement renoncé à demeurer le "primus inter pares" sur la scène internationale. La reprise en main de l’Europe par les États-Unis s’explique surtout par l’incapacité des Européens à gérer par eux-mêmes leur voisinage face à des puissances néo-impériales comme la Russie. Mais, comme chacun sait, les États-Unis se préparent avant tout au choc avec la Chine, qui est déjà à l’œuvre.
Londres, Paris, Berlin et Varsovie doivent réfléchir à la manière d’intensifier leurs échanges, car ce sont de facto les principales puissances militaires européennes, Thomas Gomart
L'avenir de la défense européenne passe-t-il avant tout par l'est, et notamment par la Pologne ?
La France a commencé à réarmer avant les autres pays européens, car elle constate une dégradation de l’environnement stratégique par le djihadisme et la compétition de puissances. Avec les États-Unis et la Turquie, c’est le seul pays membre de l’Otan à pouvoir concevoir sa politique de défense à la fois dans le cadre de l’Otan et en dehors. Parallèlement, la Pologne affiche des ambitions nouvelles à la faveur de la guerre d’Ukraine, car elle est en première ligne dans le soutien occidental. La guerre d’Ukraine resserre les liens transatlantiques, tout en soulignant l’unité européenne. À mon sens, Londres, Paris, Berlin et Varsovie doivent réfléchir à la manière d’intensifier leurs échanges, car ce sont de facto les principales puissances militaires européennes.
La guerre en Ukraine signale que la dissuasion nucléaire n'est plus forcément adaptée aux réalités actuelles. Que faut-il faire de plus ?
La dissuasion nucléaire a joué un rôle essentiel pour limiter le conflit au territoire ukrainien. Cependant, cette guerre montre aussi l’importance de la dissuasion conventionnelle, c’est-à-dire de moyens conventionnels nécessaires à un engagement majeur, qui permettent de répondre à des situations non couvertes par la dissuasion. Ce sont ces cas de figure qu’il faut savoir envisager et, le cas échéant, planifier.
Le retour au pouvoir potentiel des conservateurs aux États-Unis peut-il constituer un risque pour l'Europe, qui pourrait être davantage livrée à elle-même face à la Russie ?
L'instabilité aux États-Unis oblige, en effet, les Européens à repenser leur défense. Tout le monde garde en mémoire le comportement erratique de l’administration Trump. Plus fondamentalement, les Européens comprennent bien que les États-Unis placent la Chine en tête de leurs priorités. Pour l’heure, le positionnement de l’Europe face à la Russie reste globalement cohérent et ferme. Cependant, une part de la situation actuelle s’explique par l’incapacité des Européens, sans les États-Unis, à dissuader la Russie d’envahir un de ses voisins.
Vous citez dans votre ouvrage un expert russe selon lequel "le seul crime de la Russie est d'avoir violé le monopole occidental de la violation du droit international." L'intervention de l'Otan sans mandat de l'ONU au Kosovo, en 1999, est-elle le point de bascule? Depuis lors, les interventions militaires américaines ont été plutôt désastreuses ?
On pourrait remonter à la guerre des États-Unis au Vietnam... L’intervention de l'Otan au Kosovo en 1999 est évidemment un point de bascule sans cesse rappelé par les diplomaties russe et chinoise. Puis, après, arrive le 11 septembre... Les Occidentaux ont compris que l’ère des interventions extérieures au nom de la lutte contre le terrorisme était terminée sans que ce dernier ait pour autant disparu. Il suffit de voir la situation actuelle au Mali.
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*"Les ambitions inavouées : ce que préparent les grandes puissances", Thomas Gomart, Tallandier, 336 pages, 22,50 €.
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