« La France doit rompre avec son nombrilisme stratégique »
Dans son dernier livre, Les Ambitions inavouées. Ce que préparent les grandes puissances (Éd. Tallandier, 331 p., 2023, 22,50 €), le directeur de l’Institut français des relations internationales Thomas Gomart analyse la transformation de l’ordre mondial et tire les leçons pour la France de l’agression russe contre l’Ukraine.
La Croix : Vous écrivez que la guerre en Ukraine marque le point de bascule dans une nouvelle ère. Qu’est-ce que cela signifie pour la France ?
Thomas Gomart : Le retour de la guerre de haute intensité sur le continent européen fait perdre à l’Europe son avantage comparatif sur la scène mondiale. Soixante-dix ans de paix nous ont fait considérer la sécurité et la prospérité comme acquises à jamais. Cette guerre a également pour effet de rompre les relations entre l’Europe et la Russie, qui occupait, jusqu’au 24 février 2022, une place unique dans la mondialisation, à travers le pétrole, le gaz, le nucléaire civil, l’armement et le blé.
La France doit tirer les leçons de son erreur d’analyse sur la trajectoire de la Russie de Vladimir Poutine et repenser sa politique russe si elle veut peser sur la sécurité européenne à l’issue de la guerre. Pendant les années 2000, la Russie a été principalement vue comme un marché émergent, sans que l’on tienne compte de l’évolution de la nature du régime. Après 2012, début du troisième mandat présidentiel de Poutine, la Russie mène une véritable « guerre politique » aux pays de l’UE. Parallèlement, la Chine devient le partenaire principal de Moscou à la place de l’Allemagne. Jusqu’au bout, Paris et Berlin ont cru pouvoir contenir par la diplomatie – les accords de Minsk –, les ambitions impériales de Moscou, en minimisant l’agressivité fondamentale du régime.
La crédibilité de la France comme puissance est-elle ou non renforcée ?
La dissuasion nucléaire française a montré l’importance de l’effort consenti par la nation depuis la IVe République pour être autonome et indépendante. C’est une chose d’être aujourd’hui une puissance. dotée de l’arme nucléaire. Sur le plan diplomatique, la France doit faire face à un procès en naïveté sans doute injuste, mais qui l’affaiblit. Autant Paris et Berlin ont eu raison avec Moscou en 2003 dans leur opposition à l’intervention en Irak, autant, vingt ans après, les deux capitales se voient reprocher une forme de naïveté, voire de complaisance, à l’égard de la Russie.
Plus profondément, il y a ce que j’appelle « un problème russe de la France », une propension à masquer les différends politiques par la culture et à invoquer une lecture partielle et partiale de la politique étrangère du général de Gaulle pour justifier une relation privilégiée avec Moscou. Certains à Paris rêvent de « réinventer une architecture de sécurité » avec Moscou qui s’inscrivait dans le projet de bâtir une Europe puissance, capable de s’émanciper de Washington. C’est ne pas bien comprendre les aspirations des alliés et des pays qui ont rejoint l’UE et l'OTAN pour, précisément, quitter définitivement l’orbite russe.
La guerre en Ukraine renvoie Paris à une réflexion douloureuse sur son ambition d’autonomie stratégique européenne face au resserrement mécanique du lien transatlantique. Pour la presque totalité des Européens, la sécurité du continent ne peut se penser et s’organiser que dans le cadre de l’Otan. Par ailleurs, la France doit se préparer aux nouveaux équilibres qui résulteront du prochain élargissement de l’UE à l’Ukraine, à la Moldavie et aux Balkans occidentaux.
La France a-t-elle les moyens de ses ambitions ?
La France est face à un rendement diplomatique décroissant et des coûts de sécurité croissants. Vingt ans de décrochage économique entre la France et l’Allemagne ont créé une asymétrie économique profonde. À cela s’ajoute un décrochage économique Europe-États-Unis depuis les années 1990. De même, nos élites politiques entretiennent l’illusion de disposer de « la première armée d’Europe », alors que les Européens ne sont pas capables de produire un effet dissuasif et des garanties de sécurité à l’échelle du continent.
Si les États-Unis n’avaient pas décidé de soutenir massivement l’Ukraine, les Européens auraient laissé les Ukrainiens seuls face à la Russie en se contentant de leur envoyer des tentes et des générateurs. Cet été, la guerre a aussi souligné les contradictions fondamentales entre la France et l’Allemagne en matière de politique énergétique. À la différence de Berlin, Paris aura toujours maintenu une certaine constance en matière de défense. Le double mandat d’Emmanuel Macron sera celui qui correspondra à la relance de la dépense militaire. C’est sur ce plan qu’il se distingue par rapport à ses trois prédécesseurs.
La France a-t-elle perdu une carte en retirant ses troupes de la Centrafrique, du Mali du Burkina Faso ?
Ces retraits, perçus comme un échec, affectent l’image internationale de la France. Une part de son crédit international tient à sa position de membre permanent du Conseil de sécurité et d’acteur de sécurité sur le continent africain. En même temps, nous sommes à la fin d’un cycle. L’Afrique de l’Ouest pèse très peu dans le commerce extérieur français alors que la France y produit les efforts militaires les plus importants.
Paris n’a plus d’accord de sécurité secret avec aucun pays africain. Hors Otan, les accords de sécurité de la France les plus engageants sont avec les Émirats arabes unis, la Grèce. Sur le plan stratégique, la Méditerranée, le Golfe et l’Indo-Pacifique sont des priorités. Reste que, vu des États-Unis, prétendre vouloir jouer un rôle majeur dans l’Indo-Pacifique alors qu’on a perdu le contrôle de la Méditerranée et que l’on se fait sortir d’Afrique, c’est difficile à soutenir.
Selon vous, Paris doit reconfigurer son logiciel stratégique. De quoi s’agit-il ?
La France doit rompre avec une forme de nombrilisme stratégique. Dans un monde antagoniste où compétition et confrontation se confondent, un effort de lucidité est nécessaire sur les ambitions à long terme des puissances partenaires ou adversaires et celles de notre pays. Les médias, les cercles de réflexion et les enseignants ont un rôle à jouer sur le plan intellectuel. Cela se joue également dans la loi de programmation militaire, l’intégration de la dimension énergie-climat dans la coopération internationale et dans notre système d’alliances face aux menaces. Élaborer une « grande stratégie » pour 2050 commence par une réflexion approfondie sur notre politique énergétique et climatique, en lien avec nos alliés européens.
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