La fuite en avant d'Israel
« Le peuple juif a un droit exclusif et inaliénable sur toutes les parties de la Terre d’Israël », lit-on dans le programme de la coalition formée par Benyamin Netanyahou en décembre dernier. Âgé de 73 ans, l’insubmersible Premier ministre a dû s’allier avec des partis extrémistes pour se maintenir au pouvoir : Bezalel Smotrich a obtenu le ministère des Finances ; Itamar Ben-Gvir, celui de la Sécurité publique. Pour se protéger des poursuites à son encontre, « Bibi » est prêt à remettre en cause des principes fondamentaux de l’État de droit dans un contexte de vives tensions avec les Palestiniens et les Iraniens.
Cette attitude crée une situation hautement explosive, qu’il faut analyser sous deux angles principaux. Le premier est celui des spécificités du modèle israélien. Pays sans constitution, Israël est, depuis 1948, sous tension entre les principes de la démocratie et ceux du judaïsme. Cette tension s’est transformée en scission au sein de la société travaillée par des forces très contradictoires. Le regain religieux se traduit par une radicalisation politique, qui place désormais le Likoud, le parti présidé par Netanyahou depuis 2005, au centre de la vie politique. Le Parti travailliste est en complète déréliction alors que les partis religieux et extrémistes, ouvertement racistes, accèdent au pouvoir. Ils préconisent la poursuite de la colonisation en Cisjordanie qui justifie, à leurs yeux, tous les abus à l’encontre des Palestiniens. La colonisation ronge la démocratie israélienne. Des pans de la société se mobilisent pour ne pas avoir à justifier l’injustifiable et éviter la mise au pas de la Cour suprême. Tout ne peut s’expliquer par l’impasse politique de l’Autorité palestinienne. La solution des deux États appartient au passé alors qu’une éventuelle annexion d’une partie de la Cisjordanie n’est pas à exclure.
Le second angle est celui de la vague illibérale, qui traverse toutes les régions. Comme chacun sait, le populisme est une technique de conquête du pouvoir. Élu depuis 1996, Netanyahou gagne régulièrement les élections et correspond donc aux aspirations de la majorité de la population. Aussi habile qu’expérimenté, il sait faire et défaire les coalitions pour rester le deus ex machina de la vie politique. Pour combien de temps encore ? Une chose est sûre, il est en train de transformer son pays en « démocratie ethnique », en cherchant à dissocier citoyenneté et nationalité. Même si de fortes tensions s’exercent en leur sein, les forces armées demeurent le creuset d’Israël grâce à un système de conscription, indissociable du modèle du pays. Paradoxalement, l’organisation civilo-militaire du pays demeure un rempart face aux dérives autoritaires. Israël reste un pays en guerre permanente qui entretient savamment l’ambiguïté stratégique en matière nucléaire. Point additionnel, dans le domaine économique, il est devenu un des leaders mondiaux en matière de cybersécurité et de nouvelles technologies.
Face à cette situation, plusieurs questions délicates se posent pour les Européens qui semblent ne pas prendre la mesure des transformations à l’œuvre. Au début de février 2023, « Bibi » a été reçu à l’Élysée : si la réforme de la Cour suprême était menée à bien, « Paris conclurait qu’Israël ne partage plus une conception commune de la démocratie », lui aurait indiqué Emmanuel Macron. Le Premier ministre israélien sait parfaitement qu’il est parvenu sur le plan diplomatique à entretenir des relations étroites avec les pays occidentaux et des pays arabes en les liguant contre l’Iran. En marge de sa visite à Paris, il déclarait : « L’analyse de la nature du régime [iranien] est partagée […]. Je me souviens des années durant lesquelles j’étais presque seul à parler du danger posé par ce régime. » Quelles seraient les positions européennes s’il décidait d’externaliser la crise intérieure israélienne en entravant ouvertement le programme nucléaire iranien ? Quelles seraient-elles si une partie de la Cisjordanie était annexée ? Ces deux questions ne sauraient être éludées : la première touche au cœur de la politique européenne au Moyen-Orient depuis 2003 ; la seconde concerne la cohérence de l’Europe vis-à-vis des violations caractérisées du droit international et du recours aux sanctions. Explosives, elles obligent l’Europe à envisager les conséquences d’un Moyen-Orient dépourvu de pays démocratiques. À la différence des Américains, les Européens sont en première ligne.
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