Le paradoxe colonial de la Russie
En Ukraine, la Russie mène une guerre coloniale sous couverture nucléaire. Renouant avec l’histoire impériale et soviétique, Vladimir Poutine s’est lancé dans une « opération militaire spéciale » qui s’est transformée en guerre d’attrition. Aux objectifs initialement affichés – « démilitarisation » et « dénazification » – s’est ajouté un objectif de conquête territoriale.
Fondamentalement, Moscou n’a jamais accepté l’indépendance de Kiev. La surprise stratégique réside moins dans l’agression menée par la Russie que dans la mobilisation et la résistance ukrainienne. En réalité, cette guerre n’a pas commencé en février 2022, mais en février 2014, par l’annexion de la Crimée.
Elle a produit deux réactions rapides, avec l’affirmation de la nation ukrainienne qui se bat pour son existence et l’élargissement de l’OTAN à la Finlande et à la Suède, qui ont dû suivre attentivement la déclaration de Vladimir Poutine du 9 juin 2022 : « Pierre le Grand a mené la guerre du Nord pendant vingt-et-un ans. On a l’impression qu’en combattant la Suède, il s’emparait de quelque chose. Il ne s’emparait de rien, il reprenait… Apparemment, il nous incombe aussi de reprendre et de renforcer. » Par son intensité et sa violence, cette guerre fait resurgir les fantômes du passé. En Ukraine, ce sont notamment ceux de l’Holodomor (1931-1933), cette famine provoquée par Joseph Staline pour assujettir les Ukrainiens. Le 21 juin 2022, Magarita Simonian, une des dirigeantes de Russia Today (RT), déclarait sur la scène du Forum économique de Saint-Pétersbourg, en présence de Vladimir Poutine : « Une blague très cynique est devenue populaire à Moscou et m’a été racontée à plusieurs reprises : la famine est notre principal espoir. Voilà ce que ça signifie : la famine va démarrer maintenant et ils lèveront les sanctions et deviendront amis avec nous parce qu’ils vont comprendre que c’est nécessaire. »
Quelques semaines plus tôt, le président sénégalais Macky Sall, président en exercice de l’Union africaine, s’était rendu à Moscou « pour libérer les stocks de céréales disponibles » en Ukraine mais bloqués en raison de l’offensive russe, qui organise un blocus en mer Noire et interdit l’accès au port d’Odessa. La guerre d’Ukraine a des conséquences bien au-delà du continent européen, en raison de l’importance des deux pays dans les exportations mondiales de blé. En 2012, ils représentaient 15 % des exportations mondiales ; ils en représentent 29 % en 2022. Le 22 juillet, l’Ukraine et la Russie signent deux accords séparés avec la Turquie et les Nations unies sur l’exportation des céréales et produits agricoles via la mer Noire.
La Russie ne manque jamais une occasion d’expliquer cette situation par les sanctions occidentales pour occuper le positionnement diplomatique suivant : fustiger les anciennes puissances coloniales en Afrique. Le tour de force consiste à apparaître comme une puissance non impérialiste. En réalité, elle se présente comme le pays osant défier ouvertement l’Occident et étant capable de lui infliger des revers. Sur le plan idéologique, Moscou alimente le ressentiment d’un certain nombre de pays africains à l’encontre des Occidentaux, et en particulier de la France. Celle-ci met fin à l’opération Barkhane au Mali dans un climat tendu. Sur le plan pratique, Moscou propose à ces pays la sécurisation de leurs régimes. Plusieurs pays d’Afrique deviennent le terrain d’un affrontement politique et informationnel entre la France et la Russie, affrontement qui pourrait bien prendre une autre tournure.
À la fin du mois de juillet, Emmanuel Macron s’est rendu au Cameroun, au Bénin et en Guinée-Bissau, au moment où la France achevait son retrait du Mali. Parallèlement, Sergueï Lavrov, chef de la diplomatie russe, effectuait une mini-tournée africaine qui l’a conduit en Égypte, au Congo-Brazzaville, en Ouganda et en Éthiopie. Le premier a dénoncé la guerre hybride conduite par Moscou, qui recourt simultanément aux armes énergétiques, alimentaires et militaires. Le second considère que le monde traverse « une période historique très importante » qui va lui permettre de s’affranchir de l’Occident, accusé de recourir au droit international pour défendre ses intérêts. Coloniale et brutale en Europe, la Russie cherche à apparaître comme puissance protectrice en dehors. Il serait sans doute utile que les pays européens ayant subi l’impérialisme de Moscou en expliquent la teneur aux pays africains, tout en rappelant un des principes du droit international, comme le respect de l’intégrité territoriale.
> Lire la chronique dans la revue Études
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