Le président turc menacé par une opposition unie
Recep Tayyip Erdogan est menacé à l'occasion du double scrutin législatif et présidentiel par une union inédite de l'opposition, sur fond de fragilités économiques et d'usure du pouvoir.
En Turquie, les élections sont un sport qui se joue avec des urnes et à la fin c'est Erdogan qui gagne. Ce théorème pourrait être invalidé pour la première fois ce dimanche. En effet, le parti islamo- conservateur AKP du président Recep Tayyip Erdogan n'est pas assuré de conserver la majorité aux législatives anticipées. Et le chef de l'Etat pourrait même affronter un second tour difficile lors du scrutin présidentiel qui se déroule aussi ce dimanche, conformément à la réforme constitutionnelle d'avril 2017.
Une coalition d'opposition
L'opposition a en effet réussi à se fédérer pour la première fois et Recep Tayyip Erdogan ne peut s'en prendre qu'à lui-même, souligne le politologue turc Ahmed Insel. Pour sauver son allié nationaliste MHP menacé de ne pas franchir le seuil de 10% des voix requis pour obtenir des sièges, le chef de l'Etat a concocté une loi électorale permettant d'attribuer des députés aux composantes de coalitions. A sa grande surprise, ce sont ses adversaires qui ont profité de la loi. Le parti laïc de centre gauche CHP a ainsi fédéré autour de lui début mai un parti islamiste, Saadet et une nouvelle formation nationaliste dissidente, Iyi.
Une coalition hétéroclite jusqu'à en paraître baroque, mais qui « empêche le président d'user de sa rhétorique favorite dépeignant ses adversaires comme des islamophobes ou des traîtres à la patrie », souligne Sinan Ülgen, du think tank EDAM. Sous l'égide du candidat du CHP, Muharrem Ince et de celle du Iyi, Meral Aksener, l'opposition mène aussi une campagne pugnace, parvenant pour une fois à imposer ses thèmes. Ces derniers sont centrés sur la situation économique, argument clé du pouvoir depuis 2003 (lire ci-dessous), qui constitue désormais un handicap. La crise des réfugiés syriens, au nombre de 3 millions, fait, au contraire, l'objet d'un consensus national tranchant avec les dissensions dans l'Union européenne...
L'usure du pouvoir
Erdogan est confronté aussi à l'usure normale du pouvoir après quinze ans de règne et « peine d'ailleurs à proposer de nouveaux projets mobilisateurs, tout ce qu'il peut faire c'est plus de la même chose », assène Semih Idiz, chroniqueur à Al Monitor, alors que la Turquie attend peut être « du neuf sur la démocratie, la crise syrienne, les relations avec l'Union européenne ». Ce manque de renouvellement est illustré par la mantra de militants de l'AKP croisés au bord du Bosphore, qui vantent le « leader fort », doté de détermination et de vision. L'essoufflement politique transparaît même dans la forme physique du candidat. Il enchaîne toujours trois meeting par jour mais commet des confusions inhabituelles sur dates et lieux.
Certains prédisent même que si Erdogan obtient dimanche moins de 46% des voix sa réélection au second tour le 8 juillet serait compromise. Sa défaite serait un véritable séisme géopolitique, applaudi par ceux, en Turquie ou en Occident, qui dénoncent sa dérive autoritaire : censure des réseaux sociaux, arrestation de 50.000 personnes depuis le putsch raté de juillet 2016 et limogeage de 140.000 autres. « L'AKP pourrait néanmoins remporter les législatives si les Kurdes du HDP ne parviennent pas à avoir de députés », fait valoir Dorothée Schmid, de l'Institut français des relations internationales.
La fidélité de l'Anatolie pieuse
Mais Erdogan peut déjouer les pronostics. Une grande partie des 56 millions d'électeurs turcs, surtout parmi les pieux ruraux, est toujours reconnaissante à Erdogan du doublement de leur revenu sous son ère et de la transformation du pays grâce à d'immenses chantiers d'infrastructures, ponts, tunnels, aéroports. Ils se méfient aussi de l'instabilité politique provoquée par les coalitions. Le régime, qui a bénéficié d'une couverture télévisée à sens unique, pourrait aussi frauder sur 3 ou 4% des voix, estiment nombre d'analystes, puisque les bulletins dénués de tampon officiel seront valables et qu'il sera possible de déplacer les urnes pour raison de sécurité au nom de l'état d'urgence... qu'Erdogan s'est résolu récemment à promettre de lever bientôt.
Yves Bourdillon
Relire l'article sur le site des Échos.
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