L’Europe sous-estime-t-elle largement la réalité de la menace d’invasion russe de l’Ukraine ?
Le vice-ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Riabkov, a présenté deux projets d’accord concernant l’OTAN et les États-Unis. Ces documents prévoient d'interdire tout nouvel élargissement de l'OTAN – à l'Ukraine, ainsi qu'à tout autre pays – et d'empêcher les activités militaires proches de la frontière russe.
Atlantico : Ce 17 décembre, le vice-ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Riabkov, a présenté deux projets d’accord concernant l’OTAN et les États-Unis. Que contiennent ces documents ?
Tatiana Kastouéva-Jean : Il s’agit de deux projets d’accord concernant l’un l’Otan et l’autre les États-Unis qui supposent de fait une reconfiguration de l’architecture de sécurité européenne et des garanties de sécurité juridiques de non-élargissement de l’OTAN et de non-installation des équipements militaires américain ou otaniens dans les pays voisins de la Russie. Sur le fond, ces exigences ne sont pas nouvelles, la Russie les formule d’une manière claire dans différents cadres depuis des années. En 2008, D. Medvedev, à l’époque président de la Russie, avait proposé d’ouvrir des négociations sur la sécurité européenne : les deux projets d’accord d’aujourd’hui en reprennent des éléments.
Deux différences sont à noter cependant dans la situation aujourd’hui. Premièrement, sur le fond, les exigences russes vont loin pour réclamer de fait le retour à la situation d’avant mai 1997, date de signature de l’Acte fondateur Russie-OTAN. Ceci reviendrait à retirer certaines promesses et garanties de sécurité données par l’OTAN et les États-Unis à différents pays membres ou partenaires de l’OTAN à l’Est de l’Europe dont ils ont été demandeurs justement à cause de la perception de la menace russe. Deuxièmement, sur la forme : les projets relèvent d’un ultimatum et le vice-ministre Riabkov a prévenu qu’il ne s’agissait pas d’une proposition où l’on peut piocher des mesures «à la carte». Les exigences russes s’accompagnent de pression militaire directe et forte sur l’Ukraine, devenue la principale pomme de discorde entre la Russie et l’Occident. Ce qui ressort aussi de la manière dont la Russie agit, c’est que l’UE n’est pas tenue pour acteur autonome et Moscou cherche à traiter avec les Américains et marginalise les Européens dans la discussion sur la sécurité de leur continent.
Quelles sont les sources d’inquiétudes qu’ils soulèvent ou devraient soulever en Europe de l’Ouest ? La perspective d’une action militaire Russe en Ukraine est-elle en train de devenir plus probable ?
Il est clair qu’autant sur le fond que sur la forme des projets d’accord sont inacceptables pour les Occidentaux. Plusieurs analystes disent même que cette forme d’ultimatum a été choisi pour justement provoquer le rejet occidental et s’ouvrir la route pour l’invasion de l’Ukraine. Je continue à penser que l’invasion militaire comporte plus de risques que d’opportunités pour la Russie et ne l’aidera certainement pas à faire prendre en compte ses intérêts sécuritaires. Bien au contraire, elle appellera de nouvelles sanctions et probablement de nouvelles garanties de l’OTAN aux pays comme les états Baltes et la Pologne. Il ne faut pas exclure le scénario d’une déstabilisation par des moyens « hybrides » de l’Ukraine dont le président est déjà dans une situation de fragilité ayant dégringolé dans les sondages de 73% au moment des élections à 23% en deux ans de sa présidence. Pour l’Europe de l’Ouest, la menace est moins militaire, la Russie n’attaquera pas les membres de l’OTAN, mais peut multiplier des actions hybrides, cyber ou informationnelles. Par ailleurs, on se heurterai à la Russie sur chaque dossier sensible pour l’Occident, en Europe ou au-delà, comme au Mali pour la France. La crise énergétique et la dépendance gazière de l’Europe à la Russie ajoute une touche encore plus inquiétante à l’ensemble.
Face à ces données, l’Union européenne sous-estime-t-elle trop l’ampleur de la menace et la tangibilité de cette dernière ? Que serait-il opportun de faire en réaction aux actions russes ?
L’UE ne sous-estime pas la menace, loin de là, mais, d’une part, les différents membres ne la perçoivent pas de la même manière ainsi que l’urgence de réagir et, d’autre part, l’Europe a peu de moyens efficaces de dissuasion et d’influence sur le comportement russe. On parle de nouvelles sanctions, mais les sanctions existantes depuis 2014 n’ont pas infléchi le comportement de la Russie. Les sanctions individuelles ont un impact faible sur le comportement du « Poutine collectif ». Les sanctions peuvent aussi avoir un impact négatif sur les économies européennes. Par exemple, la coupure du système de paiement SWIFT peut déstabiliser les transactions avec l’UE, qui reste le premier partenaire commercial collectif de la Russie, et aussi les marchés énergétiques. Par ailleurs, la Russie depuis 2014 a mis en place ses propres système de paiement, SPFS (système de transferts financiers de la Banque centrale de Russie) et MIR, qui, loin d’être globaux, fonctionnent désormais dans quelques pays au-delà de l’Union économique eurasienne. Par ailleurs, on a vu que les sanctions américaines contre la compagnie Rusal de l’oligarque Oleg Deripaska ont déstabilisé le marché mondial d’aluminium au point où Washington a dû revenir sur ses pas. Je pense qu’on n’évitera pas une discussion de fond avec les Russes sur la sécurité européenne. Ce sera certainement considérée comme une concession devant les méthodes agressives par plusieurs pays et forces politiques qui estimeront que céder à cette pression ouvrira le chemin à d’autres réclamations de la part de la Russie. En même temps, sans ce dialogue, la « question russe » en Europe restera brulante, probablement même au-delà de Poutine.
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