« L’imbroglio syrien a refroidi un peu plus les relations américano-turques »
Pour le spécialiste du Proche-Orient Galip Dalay, cela fait longtemps que les Etats-Unis et la Turquie sont devenus géopolitiquement incompatibles, dit-il dans une tribune au « Monde ». Instauré durant la guerre froide, leur partenariat ne fonctionne plus.
Tribune. La décision américaine de se retirer de Syrie a déclenché une course pour le contrôle du nord-est du pays. Les différents acteurs ont chacun avancé leur vision. Mais l’option aujourd’hui la plus discutée est celle d’un accord turco-américain pour la région. L’objectif stratégique d’Ankara est de réduire les acquis territoriaux et d’affaiblir la structure administrative des Forces démocratiques syriennes (FDS) [une coalition arabo-kurde – majoritairement aux mains des Unités de protection du peuple (Kurdes)]. Cette stratégie se heurte toutefois aux objectifs fixés par Washington en vue de leur retrait, à savoir poursuivre la lutte contre Daech, protéger les groupes kurdes alliés et faire barrage à l’influence iranienne en Syrie.
En réalité, l’incohérence stratégique et l’incompatibilité géopolitique ont été les caractéristiques dominantes des relations américano-turques en Syrie. Les visions, les objectifs et la perception des menaces des deux pays divergeaient. Ils se méfiaient de leurs alliances régionales respectives. Insistant sur les liens organiques des Unités de protection du peuple (YPG) avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), la Turquie accusait les Etats-Unis de s’allier à la ramification d’une organisation terroriste. Quant à Brett McGurk, l’ancien émissaire américain pour la coalition anti-Daech, il expliquait récemment que les groupes d’opposition syrienne alliés à la Turquie étaient « truffés d’extrémistes ». Plus qu’une opinion personnelle, cette position semble partagée dans les milieux sécuritaire et diplomatique américains.
- « Instauré durant la guerre froide, le cadre de leurs relations ne fonctionne plus. Les deux pays doivent élaborer un nouveau cadre pour remplacer l’ancien »
Si l’imbroglio syrien a refroidi un peu plus les relations américano-turques et ajouté de nouveaux contentieux à la liste du nombre croissant de crises non résolues entre les deux pays, il n’est pas la seule source de dégradation de leurs relations. La crise syrienne est la cause, mais aussi le symptôme d’une crise plus profonde des relations entre Ankara et Washington. Le découplage stratégique et l’incompatibilité géopolitique entre les deux pays sont réels et se développent depuis un certain temps. Instauré durant la guerre froide, le cadre de leurs relations ne fonctionne plus. Les deux pays doivent élaborer un nouveau cadre pour remplacer l’ancien.
La méfiance institutionnelle entre la Turquie et les Etats-Unis ne cesse de croître. Cela s’est révélé de façon éclatante à l’occasion des discussions sur la mise en place d’une zone de sécurité en Syrie. Alors que les liens personnels entre les présidents Erdogan et Trump sont cordiaux et s’améliorent, le fossé entre les deux administrations reste profond. La bonne nouvelle pour les Turcs est qu’à chaque nouvelle nomination gouvernementale le fossé entre Trump et l’administration américaine se comble un peu plus... Le revers de la médaille est que Trump semble agir en fonction de ses impulsions et de ses instincts plutôt que sur la base de visions politiques soigneusement réfléchies : sa diplomatie fondée sur ses Tweet est susceptible de changements permanents.
Les alliances flexibles de la Turquie
Face à cette situation, la Turquie noue depuis quelques années des alliances flexibles. Ses relations avec la Russie et l’Iran en sont une parfaite illustration. Depuis la coopération dans le cadre des accords d’Astana et de Sotchi sur la Syrie jusqu’à l’achat de missiles russes S-400 par Ankara, il y a toujours eu, dans les rapprochements russo-turcs, un troisième partenaire invisible, les Etats-Unis, qui définissait la nature et la qualité de ces rapprochements. De la même façon il est probable que désormais, dans toute interaction américano-turque sur la Syrie, il faille s’attendre à ce que Moscou soit le troisième partenaire invisible qui conditionne, limite et même façonne le cours de ces interactions.
Cependant le dialogue initié par Trump avec la Turquie sur la mise en place d’une zone de sécurité apparaît plus comme un processus que comme un marché. Ce processus sera probablement impacté par l’administration américaine, qui ne souhaite pas un retrait rapide et improvisé, les calculs géopolitiques (notamment russes) des partenaires de la Turquie au sein des accords d’Astana, et les pourparlers en cours des Kurdes syriens avec le régime de Damas.
Ce processus devra tout d’abord clarifier la nature de la zone de sécurité, définir ses objectifs et son mécanisme de fonctionnement, et proposer une vision politique pour le nord-est de la Syrie. Ces clarifications révéleront la nature du refus ou de l’acceptation du principe d’une zone de sécurité. Concernant les objectifs de la zone, les attentes des différents acteurs paraissent pour le moins divergentes. Pour les FDS, la zone de sécurité doit avant tout les protéger de la Turquie et, par extension, leur permettre d’étendre leurs structures administratives et sécuritaires dans le nord-est de la Syrie. Pour Ankara, la zone de sécurité est un moyen de combattre les YPG et d’affaiblir les structures administratives des zones contrôlées par les FDS. Pour Washington, elle serait une façon de trouver un modus vivendi entre les Turcs et les FDS, et de s’assurer que la Russie, l’Iran et le régime n’occuperont pas l’espace laissé vacant par le retrait des forces américaines.
Quel rôle pour la Russie ?
Le processus pourrait générer trois développements. Tout d’abord, tout en cherchant à obtenir des assurances de la part des Etats-Unis et d’autres acteurs internationaux, les Kurdes redoubleront d’efforts pour trouver un accord avec le régime syrien, lequel a probablement ses propres raisons pour négocier avec eux. Au départ, lorsque Trump a annoncé le retrait américain, le régime n’était nullement pressé de conclure un marché avec les Kurdes syriens, estimant qu’avec le temps ils finiraient par s’affaiblir et se montreraient par conséquent moins exigeants. Pourtant, avec la perspective de la mise en place d’une zone de sécurité, le régime risque de perdre pour longtemps le contrôle de ses frontières et d’une part importante de ses ressources en hydrocarbures. C’est pour éviter cette éventualité qu’il est aujourd’hui plus enclin à négocier avec les Kurdes – un processus d’ores et déjà soutenu par Moscou.
- « Il est peu probable que la Russie s’oppose frontalement à l’idée d’une zone de sécurité, même si cela devait mettre en péril ses relations avec Ankara »
Par ailleurs, bien que les pourparlers entre les Etats-Unis et la Turquie tournent pour l’instant autour des Kurdes syriens, une question n’est pas facile à résoudre : quels Kurdes, mais aussi quels Arabes seront admis à participer aux structures politiques et administratives du nord-est syrien ? La nature des alliés arabes des Etats-Unis et de la Turquie n’est pas la même. Les partenaires arabes des Etats-Unis sont alliés aux YPG et opèrent dans le cadre des FDS.
En deuxième lieu, il est peu probable que la Russie s’oppose frontalement à l’idée d’une zone de sécurité, même si cela devait mettre en péril ses relations avec Ankara. Elle cherchera plutôt à obtenir des concessions de la part d’Ankara sur d’autres points (en particulier sur Idlib et probablement sur certains dossiers bilatéraux). Dans le même temps, Moscou cherchera sans doute à frelater le contenu et la profondeur des négociations sur la zone de sécurité.
Troisième point enfin, à mesure qu’elles se transformeront en processus, les discussions sur la zone de sécurité ont de fortes chances de s’éterniser et de s’internationaliser. Ce qui en retour pourrait peser sur les relations turco-américaines. Si elle n’est pas correctement planifiée et mise en œuvre, l’idée d’une zone de sécurité, conçue par les Etats-Unis pour surmonter une impasse et apaiser l’hostilité entre leurs alliés turcs et FDS, pourrait contrarier les uns et les autres et engendrer le chaos dans le nord-est syrien. Or, jusqu’à présent, la principale faille de cette proposition de zone de sécurité est l’absence d’une vision politique bien articulée pour le nord-est de la Syrie, sinon pour la Syrie en général.
Galip Dalay, chercheur invité à l'Université d'Oxford et chercheur associé à l'Institut français des relations internationales (IFRI))
Traduit de l’anglais par Gilles Berton
Voir l'article sur le site du Monde
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