Marc Hecker : « La seule logique sanitaire ne saurait guider l’action publique »
Le président de la République l’a martelé : face au coronavirus, nous sommes en guerre. A propos de la guerre, Georges Clemenceau disait que « c’est une chose trop grave pour la confier à des militaires ». On peut aujourd’hui se demander si le coronavirus n’est pas lui-même une chose trop grave pour être confiée à des médecins.
Nul doute que la situation dans les hôpitaux est critique. Les témoignages des personnels hospitaliers sont éloquents et les métaphores employées – vague, tsunami, œil du cyclone, etc. – attestent de l’ampleur de la catastrophe.
Le coronavirus tue et crée une surmortalité conséquente par rapport à une situation normale. C’est là un point commun indéniable avec la guerre. Face à cette tragédie quotidienne, une partie du corps médical ne cesse de demander un confinement plus strict de la population, les interactions sociales multipliant les risques de propagation du virus.
En s’appuyant sur l’avis de scientifiques, le gouvernement a décidé de limiter considérablement les déplacements des Français et certaines villes ont mis en place des couvre-feux. Il s’agit de mesures exceptionnelles pour faire face à l’urgence. Or, par définition, gérer l’urgence revient à adopter une approche de court terme.
Des conséquences sur la longue durée
L’horizon de la crise se compte en semaines : l’objectif est de lisser le pic de l’épidémie pour éviter la saturation – voire l’effondrement – du système de santé. La propagation du virus doit être contenue « quoi qu’il en coûte » et pour le reste, nous verrons après. Le virus a un impact de court terme mais les mesures prises pour tenter de l’endiguer auront, elles, des conséquences sur le long terme. La période d’incertitude qui s’ouvre est d’autant plus importante que la situation économique, socio-politique et géopolitique était déjà fragile avant la crise du Covid-19.
Les effets économiques seront sans doute les premiers à se faire sentir. Les bourses du monde entier ont dévissé et la récession paraît inévitable avec son lot de faillites d’entreprises et de chômeurs. L’équation est connue : plus la durée du confinement sera longue, plus les conséquences économiques seront négatives.
L’impact politique est, lui, moins connu. On peut postuler, à l’instar de John B. Judis dans son livre The Populist Explosion. How the Great Recession Transformed American and European Politics (Columbia global reports, 2016), que la récession fait le lit des populistes. Ces derniers, prompts à dénoncer l’incurie des gouvernants, le manque de solidarité européen, et le creusement des inégalités, pourraient capter les suffrages des victimes d’une crise économique majeure.
Le coronavirus cristallise des tensions préexistantes
Dans le cas de cette crise majeure l’équation – qui comporte tout de même beaucoup d’inconnues – pourrait être prolongée de la sorte : plus la durée du confinement sera longue, plus les effets économiques seront négatifs et plus les mouvements populistes en bénéficieront. C’est donc un moment de vérité pour l’Union européenne (UE), peut-être plus encore que le fut la crise de 2008.
Les gouvernants tenteront de limiter les effets sociaux et politiques de la crise économique à venir. L’hypothèse de nationalisations d’entreprises en difficulté a d’ailleurs été émise au plus haut niveau. Déjà abyssaux dans certains pays avant le coronavirus, les déficits publics vont encore se creuser. Si les taux d’intérêt venaient à augmenter brusquement, la dette publique serait difficilement soutenable et pourrait conduire les Etats les plus vulnérables au défaut de paiement.
Les conséquences géopolitiques sont encore plus difficiles à anticiper. On constate jusqu’à présent un phénomène de repli sur soi qui se traduit par des fermetures de frontières et une tendance à accuser l’autre d’être responsable de la propagation de la maladie. Le coronavirus cristallise des tensions préexistantes. Le fait que Donald Trump qualifie le Covid-19 de « virus chinois » a été largement relayé mais on n’a sans doute pas assez noté que Bahreïn avait dénoncé une « agression biologique » iranienne.
Un risque d’instrumentalisation du coronavirus
Le ralentissement de l’économie chinoise dû au virus a provoqué une baisse des cours du pétrole. L’Arabie saoudite a saisi cette opportunité pour augmenter sa production accélérant la spirale baissière. Cette décision a été prise pour tenter de déstabiliser les producteurs de pétrole de schiste américains mais des pays très dépendants des exportations d’hydrocarbures – comme le Nigeria, l’Algérie ou la Libye – pourraient devenir des victimes collatérales.
Il n’est pas absurde d’envisager que le coronavirus, son instrumentalisation par certains acteurs peu scrupuleux ou les mesures prises pour endiguer l’épidémie, puissent conduire à des révoltes, des coups d’Etat, voire des guerres.
En somme, il est évidemment important d’écouter et de soutenir les médecins en période d’épidémie. Cependant, la seule logique sanitaire ne saurait guider l’action publique. Si les mesures de confinement venaient à être durcies et prolongées pendant plusieurs mois, les conséquences négatives à long terme pourraient excéder les bénéfices à court terme. Pour les dirigeants, il ne s’agit pas de choisir entre le coronavirus et d’autres maux, comme on aurait à arbitrer entre la peste et le choléra. L’objectif est de limiter l’impact létal du virus, tout en nous préservant de catastrophes à venir d’une autre nature. Le « en même temps » est ici un exercice périlleux mais indispensable.
Marc Hecker est directeur des publications à l’Institut français des relations internationales (Ifri) et chercheur au centre des études de sécurité de l'Ifri.
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