Nucléaire : "C'est très important que l'Iran ne devienne pas une nouvelle Corée du Nord"
Pour Héloïse Fayet, de l'Institut français des relations internationales, si l'Iran pouvait fabriquer suffisamment de matière fissile en douze jours, le processus pour acquérir une bombe nucléaire prendrait encore un ou deux ans.
Des particules d'uranium enrichi à 83,7 % ont été découvertes à la suite d'une collecte d'échantillons en janvier dernier dans l'usine d'enrichissement d'uranium de Fordo, en Iran, a rapporté Agence internationale de l'énergie atomique (AEIEA) dans un rapport. Mardi, lors d'une audience de la Chambre des représentants, un haut responsable du département américain de la Défense, Colin Kahl, a estimé que l'Iran pourrait fabriquer suffisamment de matière fissile pour une bombe nucléaire en « environ 12 jours ». Qu'est-ce que cela implique réellement ? L'Iran pourrait-elle devenir la nouvelle Corée du Nord ? Héloïse Fayet, chercheuse au Centre des études de sécurité de l'Institut français des relations internationales (Ifri), répond au Figaro .
A quoi correspondent les douze jours évoqués par les États-Unis ? L'Iran pourrait-il se munir d'une arme nucléaire en douze jours ?
Les douze jours évoqués par les États-Unis correspondent au temps qu'il faut à l'Iran - ou tout autre pays engagé dans la prolifération nucléaire - pour acquérir assez de matière fissile pour produire une bombe nucléaire. On appelle cela le breakout time. Les estimations varient selon les experts, mais il est certain que ce délai est actuellement compris entre une et deux semaines.
Cela ne signifie pas que Téhéran aura l'arme nucléaire d'ici deux semaines car d'autres étapes sont nécessaires. Outre l'acquisition d'assez de matière fissile de qualité militaire – dans le cas de l'Iran, de l'uranium enrichi à 85, voire 90% - il faut ensuite militariser et miniaturiser cette matière, c'est-à-dire la mettre sur un vecteur. Ce serait probablement un missile balistique à moyenne portée, dont l'Iran dispose déjà, mais ce processus prendrait encore un à deux ans.
Il est cependant certain que l'Iran augmente sensiblement ses stocks d'uranium enrichi. Le dernier rapport de l'AIEA, dont la presse a obtenu des extraits avant sa publication, signale un stock d'uranium enrichi à 60% de 87,5kg, soit plus de 25kg supplémentaires par rapport à novembre dernier. C'est aussi, voire plus, inquiétant que les traces d'uranium enrichi à 83,7%, dont on ne connaît pas pour l'instant le stock total.
Pourraient-ils dissimuler des étapes du processus ?
Comme cela a été montré, l'AEIEA, qui fait des rapports réguliers, est capable de détecter des traces suspectes, sans que l'Iran ne puisse s'expliquer ensuite. Mais étant donné que les inspections de l'AIEA sont entravées par l'Iran, il est possible que Téhéran dissimule une partie de ses activités, par exemple au niveau de ses centrifugeuses. Une question se pose toutefois : est-ce que l'Iran serait capable de faire un « break out clandestin » ? La réponse est oui, mais ce n'est pas une décision mécanique ou technique. C'est une décision politique qui serait prise par le guide suprême. Pour l'instant, ce ne sont pas les signaux qui sont envoyés.
L'Iran se contente d'une dissuasion conventionnelle et teste les lignes de l'Occident. Tout va déprendre de la façon dont les pays membres du Conseil des gouverneurs de l'AIEA vont réagir à ce nouveau rapport: un transfert devant le Conseil de sécurité des Nations Unies et la prise de sanctions supplémentaires seront-ils possibles ? Ce n'est pas sûr, car la Chine et la Russie mettront probablement leur veto.
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Dans le cas où l'Iran acquerrait la bombe nucléaire, comment réagiraient Israël et les pays régionaux, tels que l'Arabie saoudite et la Turquie ?
Israël est très clair : si l'Iran franchit les limites concrètes et visibles de l'uranium enrichi à 90% avec la constitution d'une quantité significative, Tel Aviv se réserve le droit de réagir. Est-ce que ça serait une reprise de la campagne des assassinats ciblés ? Par le biais d'une nouvelle attaque cyber contre des installations ? Est-ce que ça serait des frappes cinétiques contre les installations nucléaires iraniennes ? Pour le moment, nous ne le savons pas.
Nous ne savons pas non plus si les Américains apporteraient leur soutien. Les Israéliens savent qu'ils n'ont pas forcément les moyens techniques pour porter un coup dur et durable à l'Iran sans l'appui américain. Si une telle démarche aurait pu être envisagée sous Donald Trump, cela semble plus improbable avec le gouvernement Biden, qui est soucieux de mettre une certaine distance vis-à-vis de l'État hébreu. La menace iranienne est surtout utilisée en interne par le nouveau gouvernement israélien car il est en difficulté face aux manifestations.
En ce qui concerne les autres puissances régionales, il n'y en a aucune qui me semble assez puissante militairement pour frapper l'Iran. L'Arabie saoudite menace de se lancer elle aussi dans la course à l'arme nucléaire si l'Iran s'en dotait : ce serait cependant plus long, plus compliqué, et ils perdraient sûrement le soutien américain. On est plutôt sur une démarche rhétorique, afin de pousser les États-Unis à renforcer la protection offerte aux pays du Golfe face à l'Iran.
Pourrait-on faire un parallèle avec la Corée du Nord ?
On peut difficilement faire un parallèle entre les deux pays. D'abord parce que la Corée du Nord a l'arme nucléaire. Elle l'a déjà testé à plusieurs reprises, elle dispose d'une doctrine nucléaire et souhaite être considérée comme un État nucléaire. C'est un objectif assumé du régime depuis la création du pays, ce qui a d'ailleurs conduit la Corée du Nord à se retirer du traité de non-prolifération nucléaire (TNP) alors que l'Iran en fait toujours partie et que Téhéran n'a jamais affirmé vouloir se doter de l'arme. De plus, la Corée du Nord a bénéficié d'une importante aide extérieure, notamment du Pakistan, ce qui a facilité son accession à la bombe.
Lorsque l'on traite de l'Iran, il est très important de faire attention à ce que le pays ne devienne pas une nouvelle Corée du Nord, car les effets seraient dévastateurs. Un Iran isolé et soumis à des sanctions pourrait conserver une force de frappe importante dans la région au travers de ses réseaux d'influence et des liens politiques qu'il entretient avec la Chine et la Russie. Le maintien de canaux diplomatiques avec Téhéran et la possibilité d'un nouvel accord – même si c'est aujourd'hui un vœu pieux – sont donc très importants.
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> Retrouver l'intégralité de l'entretien sur le site du Figaro.
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