« Pékin cherche en permanence à tester la volonté américaine »
Alors que la Chine multiplie les déclarations martiales, Thomas Gomart, chercheur à l’Institut français des relations internationales, fait le point sur la rivalité stratégique sino-américaine.
Budget militaire en augmentation, rhétorique martiale… Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales (Ifri) et auteur de Guerres invisibles. Nos prochains défis géopolitiques (Tallandier, 2021), décrypte les objectifs militaires de la Chine.
La Chine vient d’annoncer une augmentation de 6,8 % de son budget militaire. Quels sont ses objectifs ?
C’est désormais le deuxième budget militaire au monde, avec plus de 260 milliards de dollars [220 milliards d’euros, ndlr] annuels. Derrière les Etats-Unis [autour de 730 milliards de dollars], mais très loin devant les autres acteurs. La stratégie chinoise n’est pas d’être dans un rapport de parité avec les Etats-Unis, comme avait pu l’être l’URSS, mais de développer certains secteurs, en premier lieu le domaine naval. L’objectif numéro 1 est de transformer la mer de Chine en lac chinois et d’en faire sortir les Américains. L’objectif numéro deux est de dépendre le moins possible de détroits critiques, en particulier celui de Malacca. Pour cela, Pékin augmente sa présence en haute mer et sur des points stratégiques susceptibles de devenir des bases militaires, comme elle l’a fait à Djibouti . Le troisième investissement est le cyber. On s’interroge aussi sur son arsenal nucléaire, notamment le développement des armes dites hyperdynamiques ou hypervéloces, susceptibles de changer la donne. La conception chinoise de la conflictualité n’est donc pas uniquement militaire. Elle repose sur une addition et une combinaison de registres relevant du champ militaire, civil, cyber, etc.
En 1995, la crise du détroit de Taiwan avait démontré la nette supériorité américaine. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Il est clair que, depuis 1995, le rapport de force militaire a évolué en faveur de la Chine. Elle dispose désormais de deux groupes aéronavals, plutôt destinés à rester en mer de Chine où les îlots qu’elle a militarisés rendent le déploiement des Américains beaucoup plus compliqué. Depuis des années, Pékin cherche à imposer l’idée qu’une présence maritime occidentale en mer de Chine est une anomalie. Il est probable qu’on assiste à des incidents navals à répétition parce que les Chinois cherchent à ce que ce ne soit pas une zone normale pour les marines étrangères, car la suprématie navale se juge à la liberté d’action que l’on a, ou pas, dans un espace maritime.
- « C‘est sur Taiwan que les volontés de puissance américaine et chinoise peuvent se heurter. La grande inconnue, c’est la réponse américaine.», Thomas Gomart
Les Etats-Unis ont toujours de l’avance dans le domaine naval. La puissance industrielle des chantiers navals chinois pourrait, à terme, modifier les équilibres numériques. Mais même si Pékin a beaucoup investi sur les groupes aéronavals, les forces chinoises n’ont pas la même expérience que les armées américaines, qui ont des décennies d’opérations complexes derrière elles.
La république populaire de Chine a montré sa détermination en mettant au pas Hongkong sans réaction internationale. En sera-t-il de même si elle envahit Taiwan, pays démocratique indépendant ?
Pékin cherche en permanence à tester la volonté américaine. Il existe une asymétrie fondamentale sur le sujet. Taiwan est une «ligne rouge» pour la république populaire de Chine, une question existentielle pour laquelle elle est prête à se battre. Ce n’est pas un enjeu existentiel pour les Etats-Unis. Les références faites par les responsables chinois ces derniers jours au piège de Thucydide [théorie qui veut qu’une puissance dominante attaque une puissance émergente pour s’en protéger] sont une manière d’affirmer que ce sont les Etats-Unis qui seront les agresseurs s’ils viennent en aide à Taiwan, où trouvent refuge en ce moment les Hongkongais.
Xi Jinping a exprimé plusieurs fois le souhait de régler le cas de Taiwan. Est-ce que ce sera à l’occasion du centenaire du Parti communiste [cet été] ? Est-ce que ce sera une stratégie de la patience ou du choc ? Il est clair que c‘est sur Taiwan que les volontés de puissance américaine et chinoise peuvent se heurter. La grande inconnue, c’est la réponse américaine.
En quoi cette polarisation sino-américaine bouleverse-t-elle l’ordre mondial ?
Alors que l’Europe aborde la lutte contre le dérèglement climatique comme un enjeu de bien commun, les Européens commencent à comprendre que Washington et Pékin subordonnent leurs politiques climatique et numérique à leurs rivalités stratégiques. Un grand nombre de pays ne souhaitent pas être piégés dans cette rivalité. La Corée du Sud reste un dispositif important dans le système d’alliances américain, à l’instar du Japon, qui a reconstruit une vraie marine de guerre. Les Philippines sont aussi un enjeu très important : même si elles restent dans le dispositif américain, elles se sont plutôt rapprochées de la Chine ces dernières années et subissent une pression très forte. Des pays comme Singapour essaient de rester sur la ligne de crête.
Alors que Pékin n’a pas d’alliance militaire, le grand avantage des Etats-Unis est un système d’alliances et une capacité à les faire pivoter. On le voit dans les tentatives récentes américaines de mettre la question chinoise à l’agenda de l’Otan. La Chine n’est pas, en théorie, concernée par le traité de l’Atlantique nord. Mais sa présence croissante en Europe et en Méditerranée, même si elle n’est pas directement militaire, fait que l’Otan ne peut pas se désintéresser de ses activités. En ce sens, les Européens sont directement concernés par ce qui se passe en mer de Chine.
Copyright Libération / Laurence Defranoux
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