Petite analyse géopolitique de l'Europe
L’Ifri est internationalement reconnu comme l’un des tout premiers instituts de recherche et de débat sur les relations internationales et en particulier comme le premier en France. Quelques semaines avant les élections européennes, le choix de célébrer notre 40e anniversaire sous la forme d’une conférence d’une journée à la Sorbonne sur le thème « L’avenir de l’Europe face à la compétition sino-américaine », était naturel[1]. Le lecteur intéressé par les travaux de nos chercheurs sur les enjeux de ces élections pourra facilement en prendre connaissance[2].
Mon objectif dans les lignes qui suivent est de situer le débat européen dans la perspective des trente prochaines années, c'est-à-dire l’horizon du centième anniversaire de l’instauration de la dynastie communiste en Chine. En effet, Pékin ne cache plus son ambition de s’imposer d’ici là comme la première puissance mondiale, en détrônant les Etats-Unis. La nature de son régime politique lui permet d’élaborer et de mettre en œuvre une grande stratégie à cette fin, dont le projet One Belt, One Road est l’un des aspects les plus visibles[3]. En dépit des avertissements de grands think tanks comme le nôtre, les dirigeants européens auront mis bien du temps à en prendre conscience, préférant voir les seuls avantages économiques immédiats d’initiatives chinoises, comme l’achat du port de Pirée ou le financement d’une ligne de chemin de fer entre Athènes et Budapest.
Plus fondamentalement, les Occidentaux ont péché par naïveté en reconnaissant prématurément l’empire du Milieu comme une économie de marché répondant aux critères de l’OMC, c'est-à-dire en sous-estimant les liens opaques entre les entreprises chinoises et le parti, ou l’Etat. Sur ce point, on comprend la réaction de Donald Trump. En Europe, le tournant a été pris récemment par le couple franco-allemand. L’Allemagne elle-même a reconnu la nécessité de se protéger. Plus frappant encore du point de vue stratégique est l’investissement politico-économique de la Chine dans les pays anciennement communistes de l’est de l’Union européenne. L’exemple le plus emblématique à cet égard est sans doute celui de la République tchèque, où l’on a vu le président aujourd’hui disgracié d’une très grande entreprise chinoise, CEFC China Energy, devenir un proche conseiller du chef de l’Etat.
Pour mieux comprendre les enjeux européens au-delà de l’immédiat, il faut se replonger dans le contexte de la fin de la guerre froide. Celle-ci a été principalement une confrontation idéologique à l’échelle mondiale, d’une ampleur inégalée dans le passé. Elle s’est soldée par la victoire de l’idéologie libérale, disons pour simplifier l’idéologie américaine dominante. A l’époque, c'est-à-dire au début des années 1990, il y eut bien quelques sages pour penser qu’il ne fallait surtout pas parler de la chute de l’Union soviétique comme d’une défaite de la Russie. Mais les événements prirent un autre cours. Du côté occidental, on glosa sur la fin des idéologies. Francis Fukuyama, singeant Hegel, proclama la fin de l’Histoire. Ce faisant, on a caché une réalité tout différente. Le communisme ayant échoué à se répandre sur la planète, il fallait désormais propager l’ordre libéral, c'est-à-dire américain. Naturellement, les choses n’étaient pas formulées de cette manière. En politique internationale, les pensées les plus profondes sont rarement explicitées. Mais c’est ainsi que s’imposèrent conjointement la vague de la mondialisation libérale jusqu’au choc de 2007-2008 et la poussée vers l’Est des institutions euro-atlantiques. Ce fut l’origine d’une nouvelle sorte de guerre froide. Sous le masque idéologique, pointèrent de plus en plus clairement des rivalités géopolitiques et économiques d’un ordre on ne peut plus classique.
Pour le grand jeu qui a commencé entre les Etats-Unis et la Chine, l’Europe n’est qu’un des théâtres d’opération, mais ce n’est pas le moindre.
-
Les Etats-Unis ont exploité les peurs de l’Europe de l’Est vis-à-vis de la Russie pour s’y implanter, particulièrement en Pologne. La Chine utilise l’appétit de ces pays pour ce qu’on appelle désormais la démocratie illibérale.
Elle y avance ses pions, qu’elle place évidemment aussi là où prospèrent les pulsions populistes, comme en Italie. On parle de politique extérieure et de sécurité commune ou de défense européenne. Mais les Etats européens entre eux semblent renouer avec des pratiques antérieures à la Seconde Guerre mondiale.
Leurs contradictions tournent d’abord autour de la Russie. Celle-ci n’a pour le moment d’autre choix que de se rapprocher de la Chine et des démocraties illibérales, parfois ravies de pouvoir jouer un double jeu. Depuis aux moins dix ans, Paris a renoncé à élaborer une politique autonome vis-à-vis de Moscou. Au Quai d’Orsay, marqué par les néoconservateurs américains, l’école gaulliste a quasiment disparu. Berlin balance entre le désir de contenir la dégradation de l’Alliance atlantique et l’idée que le temps d’un rapprochement avec la Russie est peut-être venu. La Grande Bretagne s’éloigne du continent. Comme les Etats-Unis, dont elle se sent toujours un partenaire privilégié, elle considère sans le dire que tout renforcement politique de l’Union européenne, surtout s’il se traduisait par un rapprochement avec la Russie, serait contraire à ses intérêts. Parmi les pays auxquels on prête insuffisamment attention, il faut compter avec la Suède qui a un grand passé et entend aujourd’hui peser sur l’Europe du Nord. Elle se méfie de la France.
Il n’est point nécessaire de pousser plus loin l’analyse pour comprendre que l’Union européenne est loin de constituer une unité politique suffisamment robuste pour parler d’une seule voix dans les grandes affaires du monde. Doit-elle pour autant se résigner à subir passivement sur son territoire les conséquences de l’inéluctable rivalité sino-américaine, au risque de perdre toute influence sur son destin ?
Du point de vue de la politique étrangère, la construction européenne doit se traduire au minimum par une réduction des écarts entre les positions des pays membres. Ce serait déjà un grand pas en avant que de pouvoir s’entendre sur quelques principes directeurs. Je pense par exemple à la recherche commune d’une moindre dépendance vis-à-vis des Etats-Unis et d’une plus grande prudence vis-à-vis de la Chine ; aux conditions d’un rapprochement avec la Russie tenant compte d’un contexte qui a beaucoup changé depuis la chute de l’URSS ; ou encore à une approche coordonnée pour le renforcement des relations avec notre flanc sud (l’Afrique, le Moyen-Orient). Sans oublier la relation avec la Grande-Bretagne.
Un tel objectif est beaucoup plus ambitieux qu’il ne paraît. Il suppose d’abord une meilleure entente franco-allemande. Ainsi, tout récemment, Paris aurait-il pu s’abstenir de critiquer ouvertement le projet gazier Northstream 2, et Berlin n’aurait jamais dû à travers la nouvelle présidente de la CDU, Annegret Kramp-Karrenbauer, soulever la question du siège permanent de la France au Conseil de Sécurité. D’une manière générale, la dérive des pratiques diplomatiques depuis l’avènement de Donald Trump est effarante et porteuse de grands dangers. Le minimum qu’on puisse attendre des Etats membres de l’Union européenne est qu’ils s’imposent à eux-mêmes des règles de conduite.
Quant à la recherche des principes que je viens d’évoquer, elle devrait s’appuyer sur une analyse préalable commune de la réalité. Les grands think tanks européens, en coopération sur certains dossiers avec des homologues anglais, américains, russes ou chinois, pourraient y apporter une contribution essentielle.
Thierry de Montbrial, fondateur et président de l'Ifri, membre de l'Académie des Sciences morales et politiques
[2] Voir en particulier T. Gomart et M. Hecker (dir.), « Elections européennes 2019 : les grands débats », Etudes de l’Ifri, février 2019, disponible sur www.ifri.org .
[3] A. Ekman (dir.), « La France face aux nouvelles routes de la soie chinoises », Etudes de l’Ifri, octobre 2018, disponible sur www.ifri.org.
Média
Partager