Sébastien Jean: «La politique de Trump est une vision du XIXe siècle appliquée au XXIe »
La guerre commerciale du président américain marque une rupture majeure qui va nuire à l’économie américaine et déstabiliser la mondialisation, estime le professeur au Cnam. Le spécialiste du commerce international Sébastien Jean analyse l’impact de la hausse massive des droits de douane annoncée mercredi par Donald Trump.

LE FIGARO. - On a l’impression de faire un grand bond en arrière, de revenir à la grande époque du protectionnisme des années 1930. Y a-t-il un avant et après 2 avril ?
SÉBASTIEN JEAN - Les annonces du 2 avril sont le couronnement d’une politique délibérément et agressivement protectionniste, comme annoncé pendant sa campagne. Donald Trump montre qu’il veut l’appliquer sans frein. C’est une rupture majeure venant des États-Unis, qui sont l’architecte et le leader de la mondialisation telle qu’on la connaît. Sa politique repose sur une vision d’hier et d’avant-hier, quand les économies étaient cloisonnées, qu’elles vendaient ailleurs ce qu’elles produisaient chez elles. Or, aujourd’hui, l’économie mondiale est fondée sur des réseaux de production très enchevêtrés. Les droits de douane très importants décrétés par Washington vont impacter la capacité des producteurs américains à s’approvisionner en composants et pièces dans les meilleures conditions. Cela va lourdement handicaper leur compétitivité.
Les États-Unis visent un très grand nombre de pays. Va-t-on vers une escalade commerciale généralisée ?
Ce n’est que le début, car un certain nombre de partenaires, ceux qui en ont les moyens, vont exercer des représailles. Et Trump a déjà annoncé qu’il exercerait des représailles aux représailles. La question est de savoir si ce cercle vicieux de protectionnisme s’étend au monde entier ou reste américain. Il n’y a pas une volonté de la part des pays de faire pareil mais il peut y avoir une contagion naturelle face aux pays tiers. Un seul exemple : les produits chinois qui ne pourront plus être vendus aux États-Unis vont chercher des débouchés ailleurs, et vont déclencher d’autres protections, par exemple en Europe ou dans les grands émergents.
"Ce n’est pas en sapant les profits des industriels et en créant de l’incertitude majeure qu’on va les inciter à investir", Sébastien Jean
Quels pays ont le plus à perdre dans cette guerre commerciale ?
Les plus exposés sont les pays très ouverts et frappés par de lourds droits de douane, typiquement le Vietnam. L’impact sera massif. Les économies fortement exportatrices et orientées vers les États-Unis seront aussi touchées. La Chine, évidemment, mais, en termes relatifs, rapportés au poids de son économie, elle ne sera pas la plus exposée, moins, par exemple, que la Thaïlande, la Corée, Taïwan ou la Malaisie. Le Mexique et le Canada, aussi très dépendants des États-Unis, ne sont pas visés par les droits réciproques. Ils sont concernés par la hausse de taxes liée à la crise du fentanyl, mais le périmètre est assez flou et prévoit des exemptions, en lien avec l’accord commercial nord-américain. Washington devrait finalement les épargner, sans doute pour limiter l’impact sur l’économie américaine.
Est-ce qu’il faut s’attendre à une flambée des prix aux États-Unis ?
Par définition, ces droits de douane sont inflationnistes car c’est une taxe sur la consommation, qui plus est, régressive, qui va peser sur les ménages les plus modestes. L’ordre de grandeur comptable a priori, avec une taxe douanière moyenne de 20 % appliqué à la majeure partie des d’importations qui se montent à environ 11 % du PIB, serait d’entraîner un surplus d’inflation de 2 %, potentiellement augmenté des effets de second tour, induits sur les services. Mais c’est aussi un choc d’incertitude qui va peser sur la croissance et freiner les pressions inflationnistes. Le risque est donc d’avoir à la fois l’inflation et une croissance anémiée, une stagflation.
Trump défend qu’avec cette guerre commerciale il va réindustrialiser les États-Unis, créer des milliers d’emplois. Y croyez-vous ?
Non, je pense que, là encore, c’est une vision du XIXe siècle appliquée au XXIe. Ce n’est pas en sapant les profits des industriels et en créant de l’incertitude majeure qu’on va les inciter à investir. Or, pour développer l’industrie américaine, il faut de l’investissement et un cadre propice en termes de qualification et d’infrastructures. Les États-Unis manquent d’ingénieurs qualifiés, et la lutte contre l’immigration va en outre enlever des bras, nécessaires également. Cela va provoquer de grands goulets d’étranglement. Par ailleurs, en visant tous les secteurs, cette politique ne fait aucun choix de spécialisation.
Quel impact cela va-t-il avoir en Europe ? Faut-il craindre une récession ?
À l’échelle macroéconomique, les exportations vers les États-Unis représentent une faible part du PIB, moins de 2 % par exemple pour la France. Le coup de frein est gérable, mais le risque est surtout d’entraîner une crise industrielle. Maintenant, il faut adopter une vue d’ensemble. La politique de Trump, son virage stratégique, a créé un sursaut en Europe, accéléré la recherche de souveraineté, qui peut être vecteur de relance des investissements, le point faible européen.
"Il y a un équilibre délicat à trouver pour montrer sa fermeté sans provoquer la surenchère. Sachant que l’Europe reste très dépendante des États-Unis", Sébastien Jean
Dans un monde aussi interdépendant, après des décennies de mondialisation, est-il possible de revenir en arrière et de « casser » les chaînes mondiales de production ?
Je ne crois pas que ce choix des États-Unis, de repli sur soi, soit suivi à l’échelle mondiale. Je ne vois pas un détricotage des chaînes de production mondiale mais plutôt un certain isolement des États-Unis, qui sera préjudiciable pour eux. Ils ont des atouts pour rester la première puissance économique mondiale, mais cela va porter un coup à leur économie.
Quelle est selon vous la meilleure riposte de l’Europe ? Faut-il s’attaquer aux Gafam et aux services ?
Il y a un équilibre délicat à trouver pour montrer sa fermeté sans provoquer la surenchère. Sachant que l’Europe reste très dépendante des États-Unis, surtout pour sa sécurité. Et la guerre en Ukraine nous expose. Après, il est nécessaire d’élargir la discussion au-delà du seul commerce de marchandises. Il faut trouver la manière la moins incendiaire d’élargir aux services et aux droits de propriété intellectuelle, et le faire en concertation avec les professionnels concernés.
[...]
>Lire l'interview sur le site du Figaro
Média

Journaliste(s):
Partager