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Thierry de Montbrial : « La construction européenne pourrait s’étendre sur deux siècles »

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interviewé par Philippe Mabille et Robert Jules pour

  La Tribune
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L’Institut français des relations internationales (Ifri) fête cette année ses 40 ans d’activité. À la veille des élections européennes, Thierry de Montbrial, son président, fait le point sur les difficultés que rencontre la construction européenne en la remettant dans un contexte international dominé par la compétition entre les États-Unis et la Chine.

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Thierry de Montbrial, président de l'Ifri
Thierry de Montbrial, président de l'Ifri
Christophe Peus
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Les élections européennes vont se tenir ce dimanche. Comment analysez-vous le projet européen face à la montée des populismes qui semble traduire un désenchantement des peuples à l’égard de sa construction ?

Je n’ai jamais douté que la construction européenne était un processus qui pourrait peut-être s’étendre sur deux siècles. La mise en place d’une véritable politique étrangère et de défense commune nécessitera des décennies. On ne devrait pas s’en étonner quand on sait le temps qu’il a fallu pour que les Etats-nations se constituent. En revanche, je n’ai jamais été convaincu par le projet fédéraliste, qui ne me paraît pas réaliste. J’ai eu la chance de connaître Jean Monnet, considéré comme l’un des pères fondateurs de l’Union européenne. Ce n’était pas un intellectuel, il était extrêmement pragmatique. Il élaborait des projets concrets, et pensait que c’est en faisant travailler ensemble plusieurs acteurs que l’on peut faire émerger un intérêt commun. Son raisonnement était très juste, et reste d’actualité. Dans la reconstruction de l’immédiat après-guerre, il a réussi à faire travailler Allemands et Français avec la communauté du charbon et de l’acier. Aujourd’hui, c’est plus difficile en raison du nombre de pays et des problèmes plus complexes comme celui posé par l’immigration. Mais l’idée fondamentale reste bonne. La plupart des grands problèmes qui se posent aujourd’hui ne peuvent pas être résolus au niveau des Etats. Il est nécessaire d’élargir le cadre, même pour de grands Etats comme la Chine, les Etats-Unis ou la Russie qui croient à tort pouvoir résoudre les problèmes tout seul. L’idée qu’il est préférable de résoudre des problèmes ensemble plutôt que chacun dans son coin est essentielle.

 

Quand vous voyez les positions prises par Emmanuel Macron, notamment lors de son discours de la Sorbonne sur l’Europe et le relatif désintérêt des enjeux européens dans la campagne électorale en cours, que pensez-vous ?

Emmanuel Macron a été élu président à 39 ans. Il a vécu une expérience peu commune. Il appartient à une catégorie d’hommes politiques qui ont une dimension intellectuelle. Même s’il ne faut pas exagérer sa proximité avec le philosophe Paul Ricoeur, il en a reçu l’influence. Or Ricoeur invite à rechercher l’identité d’une personne en s’interrogeant sur sa « mise en intrigue », à travers notamment de récits, de formulations. Le discours d’Emmanuel Macron à la Sorbonne en fait partie. Le problème est qu’il a dû composer avec certaines réalités. Angela Merkel, comme Margaret Thatcher, est une dirigeante très concrète. Et puis il y a les aléas comme des élections dans les pays voisins qui peuvent changer la donne. Les Allemands ont toujours eu une conscience aigüe de leurs propres intérêts. L’attitude de Merkel ne relève pas d’un schéma intellectuel. Et Annegret Kramp-Karrenbauer dite AKK, qui pourrait lui succéder, apparaît encore moins romantique. Tout cela n’est pas nouveau, sinon qu’Emmanuel Macron en fait durement l’expérience. Pour autant, je reste optimiste, notamment quand je vois l’effet repoussoir du Brexit.

 

Comment jugez-vous cet événement ?

Le choix des Britanniques a eu le mérite de faire comprendre rapidement à tout le monde que la décomposition de l’Union européenne aurait un coût extrêmement élevé pour tous ses membres. Il n’est donc pas étonnant que par exemple les dirigeants des Pays-Bas aient décidé après le Brexit de mettre fin à toute velléité de référendum sur une sortie de l’UE.

 

En même temps, tout le monde constate que le projet européen est en panne.

Oui, l’UE doit changer de l’intérieur et aujourd’hui le véritable défi est de sortir du bourbier dans lequel les Européens se sont mis. Ce qui est extraordinaire dans le projet de l’UE, c’est que depuis le début on a toujours mis la charrue avant les bœufs, autrement dit on a créé des situations où la réussite devenait nécessaire car l’échec serait préjudiciable à tout le monde. Dans ce cadre, le projet le plus ambitieux a été la création de l’euro, qui s’est fait malgré les fortes critiques d’économistes éminents. Ce fut un pari politique extraordinaire. Et constatons que malgré les difficultés, l’euro a résisté. Le corset que l’on a ainsi créé tient toujours malgré tout, et chacun sait que s’il se fissurait, ce serait le début de la fin de l’UE. Pour que cela tienne, il faut deux conditions : la première est de mener un certain nombre de réformes, par exemple pour renforcer encore l’Union monétaire, laquelle a déjà bien progressé. Autres dossiers à traiter : l’immigration, ce qui passe par la réforme de l’espace Schengen, ou encore le règlement définitif de la sortie du Royaume Uni de l’UE. Il faut du régalien à un certain niveau européen. Ainsi, les Etats membres semblent mieux comprendre la nécessité d’une politique commerciale commune renforcée face à la Chine ou aux Etats-Unis. En matière de politique monétaire, nous avons besoin d’un mécanisme de solidarité du système bancaire européen beaucoup plus élaboré si nous voulons renforcer la monnaie unique. Quand à l’immigration, il faut la contrôler dans le cadre d’une politique globale cohérente, mais respectueuse de la diversité des Etats membres.

 

  • Pour le président de l'Ifri, les pays membres de l'UE doivent continuer à travailler ensemble pour ne pas devenir "des pays vassalisés, des sortes de colonies, autrement dit des objets et non plus des sujets de l'histoire"

 

En quoi est-ce important ?

Dans les prochaines décennies, l’avenir de l’Europe dépendra de sa capacité à faire face à la confrontation entre ces deux formes d’empires que sont la Chine et les Etats-Unis. Les Etats-Unis ont un raisonnement impérial, comme l’illustre l’OTAN qui est moins à mes yeux une alliance qu’un instrument pour relier différents éléments de l’empire, avec leur consentement. Le projet chinois de « nouvelle route de la soie » est aussi un projet de type impérial.
 

  • De fait, l’Europe au sens large, en incluant la Russie voire la Turquie, est devenue un théâtre d’opérations où se joue la rivalité entre les Etats-Unis et la Chine, avec une ligne de fracture déjà visible.

 

C’est un sujet qui a profondément divisé les Etats membres…

Oui, car l’immigration pose la question de la souveraineté. On ne peut pas imposer à tous les pays membres des règles uniformes sur un tel sujet, comme on essaie de le faire à la Hongrie ou à l’Autriche qui entendent rester maîtres de leurs propres critères. L’UE est composée d’Etats qui ont de grandes différences culturelles. Pour autant, on va vers une Europe qui doit mieux se protéger dans la mondialisation, ce qui ne signifie pas devenir protectionniste ou défendre des intérêts étroits. Par exemple, si en matière de commerce, l’OMC édicte des règles, il n’en est pas encore de même pour les investissements étrangers. Or aucun traité européen ne couvre ce point. Il faut élaborer des règles. Il est important de le comprendre pour poursuivre la construction européenne.

 

Un autre phénomène qui inquiète en Europe est la montée du populisme ?

Ce qui caractérise le populisme aujourd’hui, c’est la démocratie « illibérale », avec des modèles comme la Russie ou la Chine. C’est un enjeu fondamental. Si l’Union européenne ne trouve pas une réponse au plus haut niveau au problème posé par cette compétition sino-américaine, nous risquons de devenir petit à petit des pays vassalisés, des sortes de colonies, autrement dit des objets et non plus des sujets de l’histoire. Regardez l’exemple de Hong Kong qui ne devait intégrer la Chine qu’en 2047. En réalité, elle y est déjà aujourd’hui, de facto. Je ne veux pas voir une partie de l’Europe dominée par la Chine et une autre par les Etats-Unis.

 

De ce point de vue, si l’on prend le cas des GAFA, c’est déjà le cas ?

Les GAFA ont gagné la compétition technologique. Les Etats-Unis sont versatiles mais ils n’ont jamais varié sur la nécessité de maintenir leur supériorité militaire sur le restant du monde. Mais quand on parle de militaire, il faut aussi entendre technologie. La Chine veut parvenir à un niveau technologique comparable à celui des Etats-Unis. Ce que cherchent les entreprises chinoises comme Huawei avec la 5G.

 

Les Etats-Unis ont aussi un avantage sur la Chine, le dollar…

Oui, ce point est fondamental. On voit que toute l’approche de Trump est d’utiliser la force face à ses interlocuteurs pour obtenir d’eux le maximum de concessions, en particulier vis-à-vis de la Chine. Mais sa démarche aura des conséquences contre-productives à long-terme. Ainsi, en dénonçant unilatéralement l’accord sur le nucléaire iranien et en imposant des sanctions, il met à genoux même ses alliés, qui n’ont le choix que de céder ou d’élaborer des solutions de bricolage. Du coup, la Chine et même l’Europe réfléchissent aux moyens de devenir moins dépendants du dollar. Cela pourra accélérer l’avènement d’une alternative au dollar, par exemple faire du Renminbi une monnaie internationale, ce qui n’était pas la priorité de Pékin jusqu’ici. Le jour où le dollar perdra son statut de monnaie dominante, beaucoup de choses changeront, en particulier pour l’économie des Etats-Unis. En attendant, Trump peut se permettre de se désintéresser des déficits américains.

 

Mais les sanctions à l’égard de l’Iran visent à affaiblir le régime pour le ramener dans le cadre normalisé…

Il est vrai que par rapport au passé les sanctions sont devenues plus efficaces grâce notamment aux nouvelles technologies, qui permettent de cibler par exemple les intérêts d’individus judicieusement choisis. Ce qui est sans précédent, c’est la perte de souveraineté des alliés des Etats-Unis à travers le commerce. Ils subissent l’application de sanctions au nom de la politique américaine même s’ils ne sont pas politiquement d’accord. C’est la raison pour laquelle la question de la domination du dollar se pose sérieusement. Aussi, ce gain à court-terme pourrait-il se révéler perdant sur le long-terme pour les Etats-Unis.

 

Pour le moment, les Américains ne semblent pas s’en rendre compte.

Oui, et cette politique va se poursuivre. Trump a de bonnes chances d’être réélu, le parti démocrate n’ayant pas à ce jour de candidat suffisamment crédible. Surtout, même le jour où Trump quittera la Maison Blanche, le « trumpisme », cette tendance à concevoir les intérêts américains de façon étroite, demeurera – peut être avec moins de brutalité. Dans le contexte général, ces petits changements successifs dont les acteurs ne voient pas toujours immédiatement le sens conduisent à la longue à un changement radical. Et vient un moment où il est trop tard pour réagir.

 

> Lire l'article sur le site de La Tribune

> Lire aussi « L’Ifri a un statut unique en France », Thierry de Montbrial

 

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Thierry DE MONTBRIAL

Thierry de MONTBRIAL

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Fondateur et Président de l'Ifri - Membre de l’Institut de France (Académie des sciences morales et politiques)

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