Thierry de Montbrial, un influenceur très diplomate
Le fondateur, il y a quarante ans, de l’Institut français des relations internationales, a trouvé la bonne distance dans ses rapports avec l’Etat.Pendant longtemps, le fondateur du premier « think tank » français, l’IFRI, a évité d’employer ce mot fleurant par trop le monde anglo-saxon. « Cela a duré dix ans, jusqu’au début des années 1990 », raconte Thierry de Montbrial. En quarante ans, cet institut, qu’il préside encore, est devenu, selon le classement de l’université de Pennsylvanie, l’un des plus influents « réservoirs d’idées » – traduction littérale de think tank – dans le monde, et le premier hors des Etats-Unis.
- « La naissance d’une institution qui se donne les moyens de réfléchir de façon autonome aux questions internationales représentait un quasi-scandale »
Asseoir la crédibilité, sur des questions aussi sensibles que les relations internationales, d’un centre d’étude à cheval entre l’université et le secteur privé, qui ne dépende ni de l’une ni de l’autre, était pourtant une gageure. « Il est difficile, dans un pays comme la France, de rester indépendant quand on s’occupe de questions régaliennes car, par tradition, la politique étrangère et la défense sont du seul domaine de l’Etat, surtout dans le cadre de la Ve République, explique Thierry de Montbrial. La naissance d’une institution qui se donne les moyens de réfléchir de façon autonome aux questions internationales représentait un quasi-scandale. »
Les relations de l’IFRI avec le pouvoir politique sont parfois difficiles : dire que le roi est nu et souligner les limites de la diplomatie française suscite parfois des frictions avec le ministère des affaires étrangères, voire avec l’Elysée. Ce qui n’empêche pas d’entretenir des relations étroites.
« Le défi est de trouver le point d’équilibre entre la proximité et la distance avec l’Etat, explique Thierry de Montbrial. Il faut bien sûr se donner les moyens financiers de l’indépendance, mais il faut aussi avoir un certain état d’esprit : dire ce qu’il faut quand il le faut – en évitant la polémique et l’idéologie. » L’IFRI reçoit chaque année une dotation du premier ministre qui correspond à 23 % de son budget : le reste est assuré par des fonds privés, des dons et des contrats pour des recherches spécifiques.
« Un think tank à la française »
« L’IFRI est un institut officiellement officieux et officieusement officiel », résume un vétéran de la maison. Pour nombre de personnalités étrangères en visite à Paris, la conférence au siège de l’Institut, dans le 15e arrondissement, est un passage obligé, a fortiori quand les autorités ne peuvent ou ne veulent offrir tout le lustre nécessaire à un hôte.
Le mérite essentiel du fondateur de l’IFRI est d’avoir inventé « un think tank à la française », relève Sabine Jansen, auteure de l’ouvrage Les Boîtes à idées de Marianne (Editions du Cerf, 2017), c’est-à-dire « un think tank adapté à un Etat jacobin trop unitaire pour n’être pas tenté par la pensée unique et trop soumis à une intelligentsia organique pour accepter volontiers la concurrence intellectuelle de la société civile ».
La réussite d’un tel pari supposait un profil pour le moins atypique. Ce fut l’un des grands atouts de Thierry de Montbrial : polytechnicien (corps des mines 1965) et économiste, il n’est ni énarque ni spécialiste des relations internationales, même s’il y consacre, depuis un demi-siècle, l’essentiel de son activité. « Ma passion était les mathématiques, j’ai eu longtemps la tentation de me consacrer à la recherche fondamentale mais j’étais attiré par l’action », raconte cet homme qui fut le disciple de deux Prix Nobel d’économie (Gérard Debreu et Maurice Allais), avant de créer la chaire d’économie à Polytechnique puis de travailler au commissariat au Plan.
Thierry de Montbrial est aussi un auteur prolifique qui, après de nombreux ouvrages de théories économiques et politiques, s’est lancé dans l’écriture d’un Journal de Roumanie, puis d’un Journal de Russie. Dans Une goutte d’eau et l’océan (Albin Michel, 2015), titre inspiré par une phrase de mère Teresa, il n’hésite pas à évoquer son rapport à la religion et à la mystique.
1979, « le retour de la guerre froide »
En 1973, le ministre des affaires étrangères de l’époque, Michel Jobert, lui propose de créer, au sein du Quai d’Orsay, une structure de recherche et de prévision qui doit devenir, selon ses mots, le « poil à gratter » du ministère et secouer le train-train diplomatique. Le Centre d’analyse et de prévision (CAP) est né. Mais Thierry de Montbrial aimerait créer une institution différente, plus indépendante, inspirée de ce qu’il a vu aux Etats-Unis, pendant ses études à Berkeley et ses nombreux voyages outre-Atlantique.
L’IFRI est lancé en avril 1979. « Nous avons été servis par l’actualité, se souvient-il. C’est l’époque de la révolution islamique en Iran, de la montée de Solidarnosc en Pologne et de l’invasion russe en Afghanistan. Après les espoirs de détente du début des années 1970, ce changement complet de climat marquait le retour de la guerre froide. »
A l’époque, l’IFRI travaille avec de brillants experts comme Jean Klein, un spécialiste du désarmement, Dominique Moïsi, un ancien élève de Raymond Aron, Philippe Moreau Defarges, un ancien diplomate, et Pierre Lellouche, lui aussi aronien. L’institut édite en outre une revue, Politique étrangère, et publie une fois par an un rapport qui s’est imposé comme une référence.
Pour l’IFRI, l’affolement du monde d’aujourd’hui, le retour des rivalités de puissance et la transgression croissante des règles dans les relations internationales sont un défi pour le moins inédit. « Il est facile de prévoir certaines choses comme l’effondrement à terme de la Corée du Nord : de tels régimes meurent s’ils ne se réforment pas et s’effondrent s’ils commencent à se réformer, analyse Thierry de Montbrial. Mais toute la question est de savoir quand. C’est comme pour les séismes : on sait où ils auront lieu mais on ne connaît pas le moment. La prévision doit être datée. »
La fin des idéologies, une « connerie »
La fin de l’URSS est, à ses yeux, l’événement majeur des quarante dernières années. « Ce fut à la fois l’effondrement du système communiste et la chute de l’empire russe, poursuit-il. Cela s’est bien passé dans un premier temps, mais les Occidentaux ont très mal géré la situation : ils n’ont pas compris les intérêts fondamentaux de la Russie et ils ont commis d’énormes erreurs en étendant vers l’est les institutions euroatlantiques. Une des plus grandes conneries a été d’annoncer la fin des idéologies, alors que la mondialisation heureuse a été l’exemple même d’une idéologie porteuse de visées expansionnistes. »
- « Jamais le monde n’a été autant interdépendant, alors que les institutions de gouvernance et de régulation créées dans l’après-guerre sont en crise »
Au sein de l’IFRI, Thierry de Montbrial a longtemps été un monarque absolu – et, à 76 ans, il l’est toujours un peu, même si Thomas Gomart assure la direction opérationnelle de l’institut depuis 2015. Thierry de Montbrial, qui reste président, fixe les grandes options stratégiques.
Quand on l’interroge sur la principale menace qui pèse aujourd’hui sur le monde, il répond sans hésiter « le chaos », notamment parce que « la connectivité non maîtrisée multiplie les occasions de conflits ». « Jamais le monde n’a été autant interdépendant, alors que les institutions de gouvernance et de régulation créées dans l’après-guerre sont en crise. Les institutions sont comme les roseaux : elles retiennent la terre meuble, mais, si l’on ne veille pas au renforcement du sol, tout finit par être emporté », s’inquiète Thierry de Montbrial.
Copyright Le Monde / Marc Semo
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