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Thomas Gomart : « Le Covid-19 accélère le changement de mains de pans entiers de l'activité économique au profit des plateformes numériques »

Interventions médiatiques |

interviewé par 

  Virginie Robert
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Dans un article à paraître en juin « Le covid-19 ou la fin de l'innocence technologique » dans « Politique étrangère », Thomas Gomart souligne l’importance de la bataille géoéconomique actuellement en cours autour du numérique.

 

 

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Le Royaume-Uni pourrait faire appel, à l'instar de l'Allemagne et de l'Italie, à Apple et Google pour une application de tracking après avoir, comme la France, longtemps refusé. Qu'en pensez-vous ?

C'est le reflet d'une profonde évolution : les Etats entrent dans des logiques de réseaux privés et les plateformes numériques dans des logiques souveraines. Cette interaction a pour conséquences de faire voler en éclat la ligne de démarcation public-privé, en particulier en ce qui concerne la protection de la vie privée . Le Covid-19, de manière à la fois sous-jacente et visible avec ce type d'annonce, accélère le changement de main de pans entiers de l'activité économique et d'organisation des relations sociales et politiques.

En moins de vingt ans, ces plateformes qui ont d'abord eu une influence culturelle et économique ont donc maintenant le potentiel de devenir des infrastructures politiques et sociales ?

C'est déjà le cas. Au vingtième siècle, l'économie politique a reposé, fondamentalement, sur le pétrole et le rapport entre les sept grandes « majors » et les producteurs nationaux. Au vingt-et-unième siècle, elle est en train de s'organiser autour de la donnée et du rapport entre les sept majors numériques [NDLR : Google, Apple, Facebook, Amazon, Baidu, Alibaba et Tencent] et les Etats. En termes de capitalisation boursière, il y a un effet de bascule entre l'industrie carbonée et l'industrie numérique, qui innerve non seulement les échanges économiques et sociaux mais aussi les rapports politiques et stratégiques.

En quoi est-ce dangereux pour un pays de confier une application de tracking à l'un de ces acteurs numériques ?

Il y a deux dangers, de nature politique, donc contrôlables à condition de volonté. L'expérience montre qu'en dépit du « safe harbor » mis en place par les Etats-Unis et l'Europe avant le Règlement général de protection des données (RGPD) de 2018, les données des consommateurs européens ont été exploitées par les plateformes américaines bien au-delà de ce que les utilisateurs pouvaient savoir. L'affaire Snowden, en 2013, a révélé au grand jour certains mécanismes. La réaction a consisté en la mise en place du RGPD . Les plateformes américaines sont parties prenantes du complexe militaro-numérique. Tout en étant des entreprises privées versant peu de dividendes mais investissant beaucoup, elles sont des vecteurs de la puissance américaine. En peu de temps, elles ont inventé et offert des services auxquels les Européens ne veulent pas renoncer. Le danger, c'est de se focaliser sur le service sans vouloir voir l'architecture de puissance.

Le deuxième danger ?

C'est le déploiement de la 5G. Il va se faire sur la base de l'infrastructure de la 4G. Dans certains pays européens, comme l'Allemagne, il est très majoritairement assuré par des équipementiers chinois. Le déploiement de la 5G est à la fois un enjeu industriel et stratégique dans la mesure où il va coïncider avec le développement de l'internet des objets. On est en train de passer d'une problématique de gestion des données personnelles à celle d'une gestion des données industrielles. Les plateformes numériques et les équipements télécoms sont devenus les instruments de la bataille géoéconomique à laquelle se livrent les Etats-Unis et la Chine, en particulier sur le théâtre européen. 

Pourquoi l'Europe est-elle le centre de la confrontation entre Washington et Pékin ?

En 2012, Etats-Unis, Europe, et Chine représentaient 56 % du PIB mondial. En 2030, les projections évaluent leur part à 55 %. Mais entre-temps, la part de la Chine devrait passer de 11 % à 25 %. L'Europe, avec 7 % de la population mondiale et environ 20 % du PIB mondial représente encore un cinquième de la richesse. C'est le marché le plus développé et le plus propice à accueillir des solutions technologiques compte tenu de sa maturité technologique et son pouvoir d'achat. La bataille technologique entre Chine et Etats-Unis vise d'abord des marchés solvables.

Jusqu'à présent les chinois se sont concentrés sur les infrastructures de télécoms et les Américains sur les applications ?

Il y a comme une division du travail car il n'y a plus, à part Cisco, d'équipementier américain. A l'inverse, il y a une domination très nette en Europe des services proposés par les plateformes américaines. Mais il faut faire attention aux services que commencent à proposer les plateformes chinoises qui bénéficient dans certains domaines d'une avance tout à fait réelle. Le chinois WeChat offre une solution de paiement mobile qui compte 900 millions d'utilisateurs. Celle d'Apple : 22 millions ! Il faut donc anticiper l'arrivée de services proposés par des plateformes chinoises.

Si les Américains n'ont plus que Cisco, nous avons, en Europe, Nokia et Ericsson ?

Oui, mais je suis très frappé par les déclarations récentes à ce sujet de William Barr, procureur général des Etats-Unis, qui a commencé sa carrière à la CIA comme analyste de la Chine. En février, il a inculpé quatre officiers chinois pour le piratage d'Equifax . Il annonce un « blitzkrieg technologique » et évoque la nécessité impérieuse pour les Etats-Unis de trouver des accords avec Ericsson et Nokia qui sont, à ses yeux, les seuls capables de contrecarrer l'influence chinoise en matière de 5G. D'autant plus que Samsung n'est pas intéressé à ce stade par le marché européen pour la 5G.

Jusqu'à présent, on avait l'impression que la réponse européenne était soit fiscale soit sur le contrôle des investissements étrangers ?

La réponse instinctive de l'Europe c'est la réglementation ou l'éthique. C'est toute la philosophie du RGPD pour les plateformes américaines sur le marché européen mais celles-ci sont parfaitement capables d'intégrer ce type de contraintes. En réalité, si la commission européenne souhaitait vraiment être une commission géopolitique, elle devrait commencer par être une commission géoéconomique. Et comprendre qu'il y a un certain nombre de secteurs, comme celui de la 5G, pour lesquels ses principes de libre concurrence sont tout simplement inadaptés. Il y a un deuxième point, qui est l'agenda de Thierry Breton : si l'UE a perdu la bataille des données personnelles, elle dispose d'acteurs industriels de premier plan, innovants et performants, pour mener la bataille des données industrielles. Nous avons des groupes européens parfaitement capables d'accompagner une renaissance industrielle. Mais, dans la situation actuelle de sauvetage économique, il y a des choix cruciaux à faire pour préserver le savoir-faire technologique de l'Europe. Outre la santé, avec le développement fulgurant de la télémédecine, l'éducation devrait faire l'objet d'une attention toute particulière. Dans ce domaine, il y a des pépites françaises comme Pearltrees . L'enjeu fondamental pour les Européens est d'être en mesure de conserver leur autonomie de pensée.

Copyright Les Échos / Virginie Robert

 

> Lire l'interview sur le site des Échos

 

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Thomas GOMART

Thomas GOMART

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Directeur de l'Ifri