Thomas Gomart : « Le Kremlin a déclaré une guerre politique à l’UE »
Selon l’historien, auteur de « L’Accélération de l’Histoire » (Tallandier), il est urgent que l’Europe prenne enfin la mesure de la menace posée par la Russie qui agite le spectre nucléaire.
Le Point : Comment expliquer ce que vous appelez « l'accélération de l'Histoire », ce basculement en cours dans une période d'affrontements entre puissances ?
Thomas Gomart : D'abord, l'accélération de l'Histoire signifie que certains, plus que d'autres, sont pris de vitesse. C'est le cas des Européens, qui ont commis trois erreurs. La première est de croire que le monde veut vivre comme eux ; la deuxième est de se voir comme une bulle protégée ; la troisième est de résumer leur projet au maintien de leur niveau de vie. En face, un très petit nombre d'acteurs conduisent des actions délibérées produisant un très fort effet. C'est déstabilisant pour les Européens, qui apparaissent déphasés. S'y ajoutent deux accélérations majeures, celle du réchauffement climatique, qui génère des frictions géopolitiques, et celle de la démocratisation de l'intelligence artificielle, qui impacte fortement les modes de production et, paradoxalement, favorise l'hyperconcentration du pouvoir.
Quel rôle joue l'arme nucléaire dans ce basculement ?
Nous sommes entrés dans un nouvel âge nucléaire, ce qui est insuffisamment compris. La période qui a suivi la chute de l'URSS en 1991 a déconnecté les stratégies militaires nucléaires des stratégies militaires conventionnelles. Aujourd'hui, elles se reconnectent, en particulier à cause de la Russie, qui pratique la « sanctuarisation agressive », c'est-à-dire la quête d'un gain territorial avec une menace nucléaire explicite.
Une dissuasion offensive, en quelque sorte ?
Absolument. Ça, c'est le premier point. Le deuxième, c'est l'accélération de l'effort nucléaire de la Chine, qui entend doubler son arsenal nucléaire d'ici à 2030. Elle vise une double parité, non seulement avec les États-Unis, mais aussi avec la Russie. Et le troisième point, c'est que les trois pays les plus sanctionnés par les Occidentaux sont, chacun à leur manière, porteurs d'une crise nucléaire : la Russie, en raison de son recours à la rhétorique nucléaire ; l'Iran, dans le fait d'accélérer son programme ; et puis - on s'y intéresse trop peu en Europe - la Corée du Nord, dont les essais laissent à penser qu'elle pourrait désormais toucher les États-Unis. Ces trois pays, la Russie, l'Iran et la Corée du Nord, se retrouvent dans une sorte d'entente militaire contre l'Occident.
Vous écrivez que, si l'Iran franchit le seuil nucléaire, la France devrait revoir sa posture nucléaire. Qu'entendez-vous par là ?
L'Iran est le pays qui tire le plus profit du 7 octobre 2023 [les massacres du Hamas en Israël, NDLR]. Adepte du terrorisme d'État, il a stoppé le rapprochement entre l'Arabie saoudite et Israël. Devenu le héraut de la cause palestinienne, il a rejoint les Brics. Et, par l'intermédiaire des houthis du Yémen, il renvoie les Européens, qui ont pris de lourdes sanctions à son encontre, à leur vulnérabilité maritime en mer Rouge. Nous sommes dans une séquence très favorable à la République islamique d'Iran, qui fait tout pour devenir une puissance nucléaire. Cela aurait pour conséquence de vouloir interdire aux Européens ce que Téhéran considère être sa zone d'influence dans laquelle la France a des partenaires clés comme le Liban, la Jordanie ou les Émirats arabes unis. Il ne faut jamais perdre de vue l'hostilité fondamentale de la République islamique vis-à-vis de la France, qui s'explique historiquement par le dossier nucléaire. Preneur officiel d'otages, le régime se livre d'ores et déjà à de la piraterie stratégique. Le rapprochement russo-iranien dissipe les dernières illusions multipolaires de la diplomatie française.
Pourquoi les Européens peinent-ils à prendre la mesure de la menace russe, deux ans après l'invasion de l'Ukraine et même dix ans après le coup de force contre la Crimée ?
Cette guerre a commencé en 2014. Sur une génération, on se trouve au mitan. L'autre cadre chronologique, c'est celui qui a commencé en 1941 par l'agression de l'Allemagne nazie contre l'URSS, précédée par le pacte germano-soviétique de 1939. L'Ukraine, pour Poutine, c'est la continuation de la Grande Guerre patriotique : il transforme l'histoire de la Seconde Guerre mondiale en religion d'État et fantasme un nouveau Yalta. Les Ukrainiens le savent et comprennent parfaitement que la prétendue « dénazification » signifie leur asservissement. Dans certaines capitales européennes, on privilégie une lecture exclusivement territoriale en espérant une issue diplomatique éludant sa dimension idéologique. En réalité, le Kremlin veut non seulement asservir l'Ukraine mais aussi infliger une défaite symbolique aux Occidentaux, en commençant par les Européens. Ces derniers peinent à comprendre qu'on peut être défait sans être envahi. La Russie de Vladimir Poutine se conçoit en contre-modèle de l'Union européenne, et trouve des relais politiques en son sein.
Allons-nous vers une guerre entre la Russie et l'Otan ?
Rappelons que l'Otan s'est construite, à partir de 1949, pour encadrer l'Allemagne, garantir l'implication américaine en Europe et se prémunir contre la menace soviétique. Rappelons aussi que les anciens membres du pacte de Varsovie ont rejoint l'Otan et l'UE pour sortir du joug soviéto-russe. Si l'Otan n'est pas en guerre contre la Russie, cette dernière en fait une menace permanente en raison de ses élargissements. À cause de l'Ukraine, deux pays - la Finlande et la Suède - ont renoncé à leur neutralité. Afin de dominer l'Europe, le Kremlin doit rompre le lien transatlantique car il pense sortir vainqueur, par intimidation stratégique, d'un face-à-face euro-russe. C'est un calcul dangereux. La vraie question, à mon avis, se situe dans l'attitude future des États-Unis. Parallèlement, les déclarations répétées des autorités russes, de nature néo-impériale, ne rassurent évidemment pas les pays Baltes, la Pologne, la Finlande ou la Suède. On peut continuer à dire, comme on l'a fait avant 2022, que la Russie n'a pas intérêt à se lancer dans une aventure militaire. Mieux vaut garder à l'esprit que la puissance s'exprime dans le passage à l'acte et que la Russie a déclaré une guerre politique à l'UE.
Y a-t-il un risque que l'Ukraine s'effondre et que les pays frontaliers se retrouvent en première ligne ?
Il y a une double asymétrie. La première est défavorable à l'Ukraine, qui dispose de moyens militaires et industriels limités par rapport à la Russie. C'est pourquoi le Kremlin mise sur l'usure ukrainienne et la fatigue occidentale. La seconde est défavorable à la Russie ; c'est celle de la volonté. Les Ukrainiens savent pourquoi ils se battent sur leur territoire ; ce n'est pas le cas des enrôlés russes. L'Ukraine rappelle à quel point les forces morales s'avèrent décisives dans l'esprit de résistance face à l'agression, puis sur la durée. Cela surprend évidemment les courants défaitistes soulignant le coût économique du soutien à l'Ukraine et un inexorable déclin occidental. Sur le plan politique, ils cachent mal leur attirance pour l'autoritarisme. Sur le plan intellectuel, ils révèrent la Russie par antiaméricanisme. Dès lors, il y a presque une inconvenance de la part des Ukrainiens à vouloir se défendre...
Comment jugez-vous le passage à l'" économie de guerre ", en France et dans le reste de l'Europe ? Est-on à la hauteur du défi ?
Le terme " économie de guerre " est un trompe-l'oeil, car il laisse entendre qu'une réorganisation de l'appareil productif serait en cours. Ce n'est pas le cas en Europe, mais c'est le cas en Russie. En France, le président de la République a utilisé le terme en juin 2022 pour demander aux industriels de l'armement de produire plus et moins cher. Ces derniers demandent des commandes fermes et des soutiens bancaires. Ce dialogue de sourds masque le choix fait, depuis plusieurs décennies, de désarmer massivement en privilégiant un armement sophistiqué, mais réduit. Nous avons prôné la multipolarité diplomatique sans vouloir y voir de compétition militaire. Et nous sommes surpris par ses formes archaïques. Nous sommes aussi pris de vitesse, paradoxalement, par une guerre qui dure et ne se limite pas au théâtre ukrainien. À mon sens, nous n'en avons pas encore pris la pleine mesure
Propos recueillis par Luc de Barochez
> Lire l'interview sur le site du Point
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