Thomas Gomart : “Une Invasion de Taïwan par la Chine obligerait les États-Unis à un choix décisif”
Géopolitique. Russie, Taïwan, Moyen Orient... Le directeur de l'Ifri analyse "l'accélération de l'histoire" et appelle à un réarmement intellectuel des Européens.
C'est un constat sombre sur "l'isolement mental" de l'Europe. Dans L'Accélération de l'histoire (Tallandier), Thomas Gomart analyse les grandes évolutions géopolitiques à partir de trois grands noeuds stratégiques : les mers de Chine et le détroit de Taïwan, la péninsule arabique et le détroit d'Ormuz, et le détroit du Bosphore. Pour le directeur de Institut français des relations internationales (Ifri), principal think tank français, les Européens doivent à tout prix se réarmer intellectuellement face à ces bouleversements internationaux, d'autant que le Vieux Continent serait le grand perdant en cas de victoire électorale de Donald Trump.
L’Express : En quoi vivons-nous une accélération de l’histoire ?
Thomas Gomart : L’accélération, c’est à la fois la multiplication d’actions intentionnelles destinées à modifier un rapport de force et des évolutions de fond. Il y a d’abord l’accélération liée au réchauffement climatique : en dix ans, nous avons connu une augmentation de 0,2 °C. Il y a l’accélération technologique avec la démocratisation de l’IA. Il y a une accélération du poids économique des Brics et des Brics+ par rapport au G7 : fin 2022, Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud représentaient 31,5 % du PIB mondial, contre 31 % pour le G7. A cela s’ajoute, l’accélération par l’hostilité ouverte de trois pays, la Russie, l’Iran et la Corée du Nord, contre l’"Occident collectif". Une accélération des dépenses militaires mondiales, qui ont bondi en passant 1 139 milliards de dollars en 2001 à 2 240 milliards en 2022. Voilà autant de facteurs qui donnent l’impression à certains d’être pris de vitesse et de perdre le contrôle, et à d’autres de bénéficier de cet emballement.
Vous soulignez que si déclin de l’Occident il y a, c’est celui de l’Europe, et non pas des Etats-Unis. Pourquoi ?
En tant qu’historien, je reste toujours très prudent sur l’idée de déclin, souvent instrumentalisée politiquement. De quoi parle-t-on précisément ? De la France ? De quelle Europe ? D’une civilisation ? Chez nous, invoquer sans cesse le déclin s’inscrit souvent dans ce que j’appellerais volontiers la tradition défaitiste française, qui est à la fois intellectuelle, politique et militaire. Elle a l’arrogance pour revers et une certaine méconnaissance du monde. Le déclin permet ces conversations générales sur l’état du monde dont les Français raffolent car elles permettent de magnifier le passé, en particulier le leur.Ce qui est sûr, c’est que le poids relatif de l’Europe diminue à l’échelle globale, alors que celui des Etats-Unis se maintient. En 1980, ces derniers représentaient 25 % du PIB mondial ; encore 25 % quinze ans plus tard au pic de leur moment unipolaire ; toujours 25 % en 2023. La Chine n’a cessé de croître. L’Union européenne, elle, représente 16 % du PIB mondial en 2022. Il y a ainsi une triple asymétrie qui se crée. L’Europe voit sa dépendance s’accentuer, non seulement par rapport aux Etats-Unis, mais par rapport aux pays du Golfe et à la Chine. Et en face, la Russie voit elle aussi sa dépendance s’accentuer vis-à-vis de la Chine.
Les Américains n’ont-ils pas subi des défaites, comme en Afghanistan ?
S’ils ont subi de sérieux revers lors de conflit périphériques, comme au Vietnam ou en Afghanistan, les Américains demeurent invaincus au niveau mondial. Les Etats-Unis nous obligent à penser de manière globale, ce qui est de plus en plus difficile pour les Européens. La Chine est en réalité la seule puissance à pouvoir aujourd’hui produire une vision globale alternative. Elle est engagée dans une rivalité stratégique de long terme avec les Etats-Unis. Mais ces derniers, même s’ils ont essuyé des revers régionaux, restent prédominants, et n’ont nullement renoncé à l’exercice de la puissance.
En s’appuyant sur l’Otan, mais aussi dans le Pacifique sur le Japon et la Corée du Sud, pourtant ennemis historiques, les Etats-Unis n’ont-ils pas le meilleur réseau d’alliances ?
La principale différence entre la Chine et les Etats-Unis, c’est que ces derniers disposent d’un système d’alliances régionales sur lesquels repose leur politique globale. Du côté chinois, il y a un refus idéologique de réfléchir en termes d’alliances militaires. La Chine propose des partenariats beaucoup plus souples qui ne l’engagent pas sur le plan militaire. La grande question est ainsi de savoir dans quelle proportion la Chine soutient la Russie en Ukraine. Jusqu’où est-elle prête à aller ? Elle la soutient politiquement, diplomatiquement, alors que des pays comme l’Iran et la Corée du Nord lui apportent une aide militaire directe.
A quel point une victoire de Donald Trump marquerait-elle une rupture dans la politique étrangère américaine ?
Il est certain que l’année 2024 est suspendue à l’élection américaine de novembre. Le potentiel disruptif que l’on prête à Donald Trump rappelle à la fois la centralité des Etats-Unis. Son projet est préparé et différent de celui erratique de 2016. N’oublions pas qu’il considère ne pas avoir perdu l’élection en 2020. Cela annonce des débats institutionnels très vifs sur le plan intérieur. En ce qui concerne les grandes questions de politique étrangère, il faut rappeler que Trump n’a pas recouru à l’arme militaire durant son premier mandat, et qu’il est dans une logique transactionnelle, également avec ses alliés. Un certain nombre de changements sont donc à attendre s’il est élu, notamment dans le cadre transatlantique.Au Moyen Orient, il y un effacement en cours de l’Union européenne qui est frappant.
L’Europe serait donc la principale victime d’une victoire de Trump ?
Oui. Trump l’a répété dans sa campagne électorale. Il considère les Européens fondamentalement comme des concurrents commerciaux avant d’être des alliés militaires. Et sur le plan de l’alliance militaire, il estime que les Etats-Unis dépensent trop pour la sécurité européenne, alors que les Européens se satisfont de la garantie de sécurité américaine. Enfin, il est très critique sur le mode de fonctionnement de l’Alliance atlantique.
Vous qualifiez les Européens de “déphasés”, victimes “d’isolement mental”. Que faudrait-il faire ?
Depuis deux générations, il y a eu un double désarmement : un désarmement matériel, qui a débuté dans les années 1970, accompagné d’un désarmement intellectuel. Le personnel politique et surtout les intellectuels ont considéré que les questions stratégiques, au fond, devaient être relégués aux livres d’historiens. A coups de colloques, d’enseignements et d’interventions médiatiques on nous a expliqué que la géopolitique n’existait plus. Or, ce que sont en train de redécouvrir les Européens, c’est l’intentionnalité stratégique, et le fait que les décisions d’un tout petit groupe de personnes peuvent avoir des conséquences sur un grand nombre. Encore faut-il vouloir le comprendre.
Mais à part l’Ukraine, les Européens ne s’accordent pas sur les grands sujets géopolitiques : conflit israélo-palestinien, Chine…
Soulignons l’unité qui persiste sur l’Ukraine, en dépit de l’aléa hongrois. Mais, effectivement, cette unité est bien moins évidente sur le conflit entre Israël et le Hamas, avec un vrai clivage entre pays européens. Au sujet de la Chine, il y a aussi une tension. Premier partenaire économique de l’Union européenne, la Chine dispose d’une forte capacité d’influence en Europe. Elle reste attractive dans bon nombre de secteurs. Parallèlement, ses investissements font l’objet d’une volonté politique de contrôle. Il n’est toujours pas possible de parler d’une politique étrangère commune de l’UE. Historiquement, elle s’est principalement résumée à l’aide au développement et aux sanctions. Ce n’est pas rien. Mais l’UE peine à s’imposer comme acteur diplomatique à part entière. Et, au Moyen-Orient, il y un effacement en cours de l’UE qui est frappant.
Selon vous, ce qui relie les Brics, c’est l’idée que les Européens, et non pas les Américains, ayant “un rôle diplomatique surévalué par rapport à leurs poids économique, démographique et surtout stratégique”…
C’est mon expérience dans les milieux de recherche globalisés. A partir du moment où il y a une administration américaine cohérente et constante, comme c’est le cas avec celle de Joe Biden, tout le monde reconnaît la centralité des Etats-Unis. En revanche, beaucoup soulignent la surpondération européenne dans les organisations internationales, avec un décalage entre les prétentions européennes et la réalité de ses capacités.
Pourquoi êtes-vous critique de l’ambition française de mettre en avant une “troisième voie” dans l’Indo-Pacifique par rapport à la Chine, comme elle avait aussi essayé de le faire au sujet de la Russie ?
Il faut donner du crédit aux tentatives françaises d’essayer d’apporter une flexibilité et une tonalité différente dans cette vaste zone à travers notamment un discours sur la sécurité environnementale et maritime. Mais je suis perplexe sur la notion de “puissance d’équilibres”, qui donne une impression de surplomb trompeuse. Cela fait croire que la France pourrait être dans une position d’arbitre en cas de crise aiguë, ce qui semble illusoire.
Pourquoi la question de Taïwan est-elle aussi essentielle pour la France ?
D’abord, un rappel historique. Taïwan nous semble loin aujourd’hui, mais ce n’était pas le cas durant la IIIe République, lorsque l’amiral Courbet occupait les îles Pescadores dans le détroit de Taïwan. Nous redécouvrons aujourd’hui cette géographie qui a toujours été présente dans les milieux stratégiques, et notamment dans la marine. Ce qui a changé, c’est que le centre de gravité du monde s’est déplacé vers l’Asie-Pacifique. Le détroit de Taïwan, en particulier, concentre une part importante du commerce international, et du flux des microprocesseurs essentiels pour l’appareil productif mondial. Cela résume bien ce que la mondialisation est en train de produire : une centralité de la relation sino-américaine, un renforcement politique des émergents et une marginalisation progressive de l’Europe.Une guerre dure souvent le temps d’une génération. Ce qui nous amène à 2034 pour l’Ukraine…
Xi Jinping pourrait-il passer à l’attaque à Taïwan ?
De manière objective, tout le monde a intérêt à conserver le statu quo, parce qu’il permet la continuation de la mondialisation par la maritimisation. C’est dans l’intérêt de Taïwan, de la Chine, des Etats-Unis, des pays riverains… Mais on disait la même chose de la Russie avant l’agression de 2014 et la surenchère de 2022. Vladimir Poutine n’a aucun intérêt à intervenir, entendait-on souvent. Et il est pourtant passé à l’acte.
En quoi un conflit autour de Taïwan serait-il un tournant historique ?
Ce serait une rupture considérable. Ce qui a permis l’enrichissement remarquable de la Chine depuis 1979, c’est-à-dire son ouverture au monde et sa maritimisation, serait interrompu. Par ailleurs, cela obligerait les Etats-Unis à un choix décisif : veulent-ils défendre leur système d’alliances en Asie orientale, c’est-à-dire non seulement Taïwan, mais aussi le Japon, la Corée du Sud, l’Australie et les Philippines ?
Selon vous, pour Vladimir Poutine, la guerre n’est plus un moyen d’atteindre des objectifs précis, mais “existe pour elle-même, comme un projet perpétuel”. Pourquoi ?
L’Etat de guerre à trois effets. D’abord, il installe une politique d’éternité, comme l’a bien souligné Timothy Snyder. L’enjeu n’est plus la succession politique, mais de s’inscrire dans la continuation de la Grande Guerre patriotique de 1941. Deuxièmement, la guerre permet de justifier l’organisation du pouvoir autour de la direction politique, des forces armées et des services de sécurité. Troisièmement, l’économie de guerre est au cœur de la trajectoire prise par la Russie, avec près de 7 % du PIB alloué aux dépenses militaires, la Russie s’approchant du niveau de l’Arabie saoudite.
Cela signifie-t-il que le conflit est loin d’être fini ?
Nous en sommes à la dixième année de la guerre en Ukraine, si l’on considère qu’elle a débuté en 2014. Or une guerre dure souvent le temps d’une génération. Ce qui nous amène à 2034… Je ne vois en tout cas pas de formes de négociations possibles avant la fin 2024, c’est-à-dire avant l’élection présidentielle américaine.
Le tableau que vous dressez est très sombre pour les Européens…C’est sombre, mais il faut être lucide. Les Européens sont pris de vitesse, et je pense que c’est avant tout au niveau intellectuel que cela se joue. Travaillons plus, et parlons moins…
> Lire l'entretien sur le site de L'Express
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