Turquie : vers un virage stratégique anti-occidental d’Erdoğan ?
Doublement des droits de douane sur l'acier et l'aluminium turcs, rétablissement des sanctions économiques contre l'Iran... Les récentes pressions commerciales des États-Unis perturbent fortement le Moyen-Orient. Dans un contexte où "les situations bougent vite et les alliances sont flexibles", Dorothée Schmid, directrice de recherche à l'IFRI, analyse les effets économiques et géopolitiques de ce bras de fer international.
Revue des Deux Mondes – Comment expliquer la décision de l’administration américaine de doubler les taxes douanières sur l’acier et l’aluminium turcs exportés aux États-Unis ? Les relations entre les deux pays se sont-elles dégradées depuis l’accession de Donald Trump à la Maison Blanche ?
Dorothée Schmid – Au contraire, l’accession au pouvoir de Donald Trump a plutôt suscité un espoir chez les Turcs. En effet, Recep Tayyip Erdoğan s’entendait très mal avec Barack Obama. Le nouveau locataire de la Maison Blanche et le président turc partagent un profil politique plus proche. Ce sont des hommes qui aiment bousculer les certitudes, qui pratiquent une forme de populisme offensif. Les Turcs, et en particulier Erdoğan, ont une véritable fascination pour les États-Unis qui restent, à leurs yeux, la première puissance mondiale. Il est important pour eux d’apparaître comme proches des États-Unis et de l’afficher.
Mais il existe néanmoins un anti-américanisme extrêmement fort dans l’opinion publique. Depuis la tentative de coup d’État manqué de 2016, une méfiance s’est installée vis-à-vis des États-Unis. La théorie du complot la plus populaire actuellement en Turquie dit que, si l’administration américaine n’était pas impliquée dans cette tentative, elle devait au moins être au courant des préparatifs du putsch. Sans compter que les États-Unis abritent le responsable présumé de la tentative de ce coup d’État, l’intellectuel musulman Fethullah Gülen.
« Depuis la tentative de coup d’État de 2016, les détentions pour motif politique en Turquie sont destinées à faire pression sur les États dont les nationaux sont détenus. »
Sur cette toile de fond, différents évènements se sont enchaînés : un désaccord très fort sur l’alliance américaine avec les Kurdes de Syrie, de vives tensions sur le plan commercial avec la question du relèvement des droits de douane (qui causait déjà beaucoup d’inquiétudes aux Turcs avant le mois d’août), sans oublier la politique très offensivement pro-sioniste de l’administration Trump avec le déménagement de l’ambassade américaine à Jérusalem…
Sur tous ces sujets de tension s’est greffée la question du pasteur américain Andrew Brunson, assigné à résidence en Turquie et accusé d’activités « terroristes » et d’espionnage. Les Turcs ont décidé d’en faire une sorte d’otage dans leur relation avec les États-Unis. Mais en réalité, depuis la tentative de coup d’État de 2016, les détentions pour motif politique en Turquie sont destinées à faire pression sur les États dont les nationaux sont détenus. Dans le cas précis de ce pasteur, l’enjeu numéro un est certainement l’extradition de Fethullah Gülen.
Revue des Deux Mondes – Faut-il voir aussi dans ces mesures douanières un enjeu interne ? Obtenir la libération du pasteur Andrew Brunson signifierait gagner les faveurs d’un électorat évangéliste avant les élections de mi-mandat de novembre…
Dorothée Schmid – Oui, il y a certainement eu des pressions des milieux évangélistes américains proches de Donald Trump. Ceci étant dit, si cette explication est valable au regard de ce qu’on sait du fonctionnement de l’administration Trump, cela reste assez anecdotique au regard du contexte de tension internationale, des alliances et des forts désaccords régionaux actuels. La série de tensions turco-américaine que je décrivais plus haut pose surtout problème à l’OTAN de façon quotidienne. La relation forte qu’entretient Trump avec l’Arabie Saoudite et Israël, alliés majeurs des États-Unis dans la région, est un autre paramètre essentiel : les Turcs s’affichent à la fois comme très proches du Qatar et en pointe pour le combat pro-palestinien. Sur tous ces sujets de tension, les Turcs jouent leur autonomie et cela ne plaît pas aux Américains.
Revue des Deux Mondes – Quelles sont les répercussions économiques que peuvent avoir ces sanctions financières sur la Turquie ?
Dorothée Schmid – L’économie turque est en sursis. Ses deux faiblesses majeures sont une croissance très gourmande en ressources naturelles – des ressources dont elle ne dispose pas sur son territoire et qu’elle doit importer (c’est le cas de l’énergie) – et une croissance qui n’est pas financée par les Turcs eux-mêmes, puisqu’il n’y a pas d’épargne, mais par l’extérieur. L’économie turque est donc très dépendante de la confiance que les investisseurs extérieurs accordent à ses capacités de développement, et à la compétence des autorités turques en termes de pilotage macro-économique.
Sur ces deux points, la confiance à moyen terme est toujours présente, car la Turquie a prouvé qu’elle pouvait faire fonctionner de façon efficace une économie productive ouverte, même si elle reste en quelque sorte l’atelier de l’Europe. Sur le plan politique, il y avait, jusqu’à présent, une remarquable capacité des marchés financiers à absorber tous les chocs politiques en Turquie, y compris la tentative de coup d’État de 2016.
« Aujourd’hui une forme de méfiance s’est installée autour de l’économie turque, dans un contexte incertain. »
Mais le risque réside désormais dans les intentions d’Erdoğan lui-même. Le système turc est devenu très resserré autour d’un seul homme… jusqu’à la caricature, avec la nomination, au lendemain des dernières élections, de son gendre, Berat Albayrak, au poste de ministre du Trésor et des Finances. Cela a été noté par les marchés mais pas au point de provoquer une crise de confiance complète.
Reste que, depuis le début de l’année, à chaque trou d’air sur les marchés émergents, et à chaque moment de tension politique en Turquie, la livre turque dévisse. Cela est dû, en partie, aux fragilités de la Turquie, dont on sent qu’elle est politiquement de moins en moins prévisible et de plus en plus endettée. Les financiers sont moins certains que cela soit le pays sur lequel il faille miser parmi les pays émergents. Aujourd’hui une forme de méfiance s’est installée autour de l’économie turque, dans un contexte incertain. Le moindre signal négatif peut provoquer une crise financière par un effet d’entraînement, car les anticipations se retournent. Cela serait très problématique car le moteur de l’économie turque (essentiellement la construction, tirée par la spéculation immobilière et une politique de grands travaux) s’essouffle.
Revue des Deux Mondes – Quels seraient les effets de contagion sur les marchés financiers ?
Dorothée Schmid – La Turquie n’est pas la plus importante en volume des économies émergentes. Cependant, les secousses du mois d’août ont déstabilisé les marchés financiers de façon impressionnante pendant plusieurs jours, parce qu’il s’agissait d’un signal qui a fait résonner toute la fragilité des émergents. La situation s’est finalement calmée et le risque de contagion, notamment pour les banques européennes, n’est pas apparu comme aussi important qu’on pouvait le craindre.
Mais si les fragilités structurelles de l’économie turque persistent et que les flux de capitaux se tarissent, il existe un véritable risque de crise plus grave en Turquie même. Erdoğan le sait bien : il a hâté la tenue des dernières élections pour éviter de faire campagne avec un mauvais bilan économique. Mais il est aussi dans le déni, puisqu’il multiplie les déclarations incendiaires en direction du « lobby des taux d’intérêts » et des agences de notation financières.
Revue des Deux Mondes – Après le retrait des États-Unis de l’accord nucléaire, Washington a annoncé début août une série de mesures à l’encontre de l’Iran. Des mesures qui visent entre autres ses exportations de pétrole. Que cherchent à faire les États-Unis en Iran en imposant ces sanctions ?
Dorothée Schmid – Il s’agit de créer une onde de choc destinée à fragiliser le régime. Les États-Unis considèrent qu’il y a des signaux politiques d’affaiblissement, notamment depuis les grandes manifestations de 2017 et 2018. Appuyer encore un peu sur une situation économique très fragile au départ et en voie de redressement avec la levée des sanctions, pourrait, selon un schéma un peu rapide, altérer de façon décisive le consentement de la population au régime.
« Les États-Unis ont assisté à l’expansion de l’influence iranienne en Irak ces dernières années et ils l’ont désormais acceptée. Mais le dossier syrien pose de nouveaux problèmes. »
Mais il ne s’agit pas là de l’unique objet des mesures de rétorsion. De la même manière qu’en Turquie, les tensions régionales jouent un rôle important : la tension saoudo-iranienne dans la compétition sur l’influence régionale, et la tension saoudo-israélienne. Israël considérant toujours que l’Iran est son ennemi numéro un sur le plan international. Ces deux éléments jouent dans la volonté de Washington de mater le régime iranien.
Les États-Unis ont assisté à l’expansion de l’influence iranienne en Irak ces dernières années et ils l’ont désormais acceptée. Mais le dossier syrien pose de nouveaux problèmes. L’avenir politique de la Syrie est incertain, on sait que la présence iranienne y est très forte. Or ce pays est absolument central pour définir l’avenir du Moyen Orient. Cela va rester un point de fixation de toutes les crises moyen-orientales.
Revue des Deux Mondes – Les effets attendus sur l’économie iranienne sont-ils les mêmes que pour la Turquie ?
Dorothée Schmid – Les nouveaux trains de sanctions américaines, et la rigueur avec laquelle elles vont être appliquées, définiront un régime bien plus sévère. Or l’Iran n’était déjà pas dans une situation économique brillante et espérait, depuis la signature de l’accord sur le nucléaire, retrouver de l’oxygène avec les investissements européens. Cela ne va plus être possible puisque tous les potentiels investisseurs en question se retirent les uns après les autres. Le cas emblématique de Total a, sur ce point, été un déclencheur de décision pour de nombreuses entreprises françaises.
« L’expérience des sanctions économiques montre qu’elles n’affaiblissent pas les régimes dans un premier temps, mais poussent ces derniers à concentrer leurs ressources sur leur préservation, ce qui rend ces régimes plus autoritaires et plus policiers. »
Aujourd’hui, les Iraniens vont se retrancher dans cette psychologie de forteresse assiégée qui prédominait depuis la mise en place des premières sanctions. D’un point de vue historique, l’expérience des sanctions économiques montre qu’elles n’affaiblissent pas les régimes dans un premier temps, mais poussent ces derniers à concentrer leurs ressources sur leur préservation, ce qui rend ces régimes plus autoritaires et plus policiers. Cela a en outre des effets très négatifs sur les populations civiles, et les retombées humanitaires des sanctions sont difficiles à défendre dans un contexte où l’information circule largement. En l’espèce, la situation en Iran risque de s’aggraver, jusqu’au point de devenir difficile sur le plan humanitaire tandis que le régime capitalise sur l’hostilité extérieure.
Revue des Deux Mondes – Quels acteurs économiques vont tirer profit des sanctions américaines en Iran ?
Dorothée Schmid – L’Iran est un grand pays, qui possède des ressources. Dans cette situation, tous les regards sont tournés vers l’Inde et la Chine. Si les Indiens, proches de Washington, montrent des signes d‘hésitation, les Chinois, qui livrent un bras de fer avec les États-Unis dans la guerre économique, auront probablement moins de scrupules. La Chine, qui poursuit son projet mondial de routes de la soie, serait ravie de voir l’Iran lui tomber dans les bras, si elle considère qu’il n’existe pas de fort risque pour elle de se fermer d’autres marchés…
Revue des Deux Mondes – Les pays concernés peuvent-ils former un axe pour contrer la diplomatie américaine d’isolement de l’Iran ?
Dorothée Schmid – Cet axe alternatif existe déjà. En 2016, les Turcs se sont rapprochés des Russes et ont été intégrés dans un système parallèle de règlement du conflit syrien, à Astana. Dans ce fameux triangle entre Russie, Iran et Turquie, la place de la Turquie est ambivalente et fragile : elle reste membre de l’OTAN, un allié majeur des États-Unis au Moyen Orient, mais elle se permet d’acheter des systèmes d’armement aux Russes… L’avenir de l’OTAN devient un sujet de discussion brûlant. Les situations bougent très vite, les alliances sont flexibles. Donald Trump n’est pas le seul à pouvoir se permettre de prendre des décisions de rupture qui remettent en cause l’ordre international. Nous ne sommes pas à l’abri d’un virage stratégique anti-occidental de la part de Recep Tayyip Erdoğan.
Lire l'interview sur le site de La Revue des deux mondes
Lire aussi l'article de Dorothée Schmid : "Turquie vers un virage stratégique anti-occidental d’Erdoğan ?" paru dans La Revue des deux mondes
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