Vladimir Poutine, le culte de la guerre
Depuis plus de vingt ans, Vladimir Poutine a mené quatre guerres en utilisant le même subterfuge : elle n’existe pas, c’est une « opération militaire spéciale ». Jamais assumée dans les mots, la violence armée est son instrument pour se mesurer à l’Occident.
La guerre ne fait pas partie du vocabulaire du chef du Kremlin, sauf lorsqu’il s’agit de la « grande guerre patriotique » de 1941-1945, dont la commémoration, le 9 mai, n’a cessé de dériver, année après année, en manifestations de plus en plus grandioses, au service, non pas du souvenir, mais d’une préparation des esprits au sacrifice de soi et à l’idée que la Russie serait, comme hier, assiégée. Il aurait sans doute fallu prêter plus d’attention aux menus objets – ces petits chaussons de feutre en forme de char, par exemple – qui se sont répandus dans les marchés russes, ou à ces capots de voiture couverts de messages agressifs faisant allusion à la prise de Berlin en 1945 : « Nous pouvons le refaire ».
Un « commandant en chef » élu
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Le 1er mars 2018, moins de trois semaines avant la présidentielle qui allait lui conférer un quatrième mandat, Vladimir Poutine prononce un discours stupéfiant. Devant un parterre de personnalités politiques, religieuses et militaires réunies dans la salle du Manège de Moscou – construit au début du XIXe siècle pour célébrer le cinquième anniversaire de la victoire russe sur les troupes de Napoléon, en 1812 –, le chef du Kremlin décrit avec force détails les « nouvelles armes stratégiques » du pays, dont le Sarmat, un missile balistique intercontinental « invincible, capable d’atteindre des cibles par les pôles Nord et Sud », un autre muni d’ogives nucléaires, « invisible », le missile « hypersonique » Kinjal… Derrière lui, un écran géant montre des engins fonçant droit sur le territoire des Etats-Unis. Fort de cette démonstration, Vladimir Poutine n’hésite pas à proclamer « une ère de triomphe exceptionnelle pour la Russie ».
« Poutine croit à la force, à la guerre, c’est un chef d’Etat qui, plus qu’aucun autre dirigeant au monde, s’intéresse dans le détail à l’armement et à l’équipement militaire, relève Elie Tenenbaum, directeur du centre des études de sécurité de l’Institut français des relations internationales (IFRI).
Pour lui, l’outil militaire tient une place essentielle dans les relations internationales car, plus on monte haut dans l’échelle de la confrontation, plus le rapport de la Russie au monde se rééquilibre. »
Le culte de la guerre, ainsi imposé par le premier de ses promoteurs, repose sur un mélange de patriotisme antioccidental, de nostalgie soviétique et de religion orthodoxe. Un monde façonné par et pour la confrontation.
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Une rhétorique du mensonge
« Les siloviki [terme qui désigne les responsables issus de l’appareil sécuritaire et militaire] dominent le pouvoir. Or, chez eux, il existe une vraie convergence doctrinale. L’idée que la Russie est une grande puissance incontournable est aussitôt contrebalancée par une autre croyance selon laquelle le pays serait extrêmement faible et menacé de destruction par ses ennemis », expose Dimitri Minic, chercheur à l’IFRI.
« La seconde guerre mondiale et la guerre froide sont totalement fantasmées et réécrites, ajoute ce spécialiste des élites militaires russes. La guerre est donc constante. Et, de ce point de vue, il n’y a pas de différence entre Poutine, issu du KGB, et [Nikolaï] Patrouchev [ex-KGB, aujourd’hui patron du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie]. »
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Le terrorisme comme alibi
Exposée en détail dans la doctrine Guerassimov, du nom de l’actuel chef de l’état-major général, la maîtrise de la communication est l’un des piliers de la stratégie russe. Celle-ci, en réalité, s’inspire en grande partie des travaux de penseurs militaires, tels Vladimir Slipchenko, ancien vice-président de l’Académie russe des sciences militaires, Andreï Kartapolov, actuel vice-ministre de la défense, et d’autres encore. Dès les années 1990, ces derniers entreprennent de promouvoir la domination de l’espace informationnel dans les conflits, combinée à l’utilisation ciblée d’armes de précision contre des infrastructures militaires, politiques et économiques, et au déploiement limité de forces terrestres pour s’emparer rapidement du centre du pouvoir.
« Poutine est arrivé au pouvoir au moment où l’armée russe concevait le contournement de la lutte armée interétatique », avance M. Minic.
La machine de la propagande russe s’enclenche. Derrière l’alibi d’une lutte contre « les terroristes internationaux », la Syrie est avant tout le théâtre d’une opération destinée à maintenir en place Bachar Al-Assad, présenté comme la prochaine cible de la politique du changement de régime voulu par les Occidentaux – comme Moscou a vu les révolutions de couleur en Ukraine et en Géorgie – et en particulier par les Américains désignés comme seuls responsables de l’irruption du terrorisme. Pour le public russe, la guerre se résume à des images d’avions de chasse Soukhoï décollant et détruisant de lointaines cibles, tandis que des reporters de la télévision d’Etat tendent leurs micros aux « citoyens ordinaires » décrivant en détail « la barbarie » des « extrémistes soutenus par l’Occident ». Aux autres journalistes, étrangers, des cartes, invérifiables, montrant l’avancée des opérations, et des communiqués victorieux sont envoyés.
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Le spectre de l’Afghanistan
« La modernisation de l’armée est un peu superficielle, les Russes ont certes une capacité à développer des prototypes de pointe, mais pas à les produire en nombre, décrypte M. Tenenbaum. Les missiles Kinjal ne sont en réalité qu’une version air-sol des Iskander [missiles balistiques de courte et moyenne portée]. C’est une armée qui reste sur ses stocks soviétiques. »
Le commandement paraît désordonné, les ordres dispersés sur plusieurs points de la carte sèment la confusion parmi les troupes sur le terrain.
Pire, la manière dont a été pensée l’« opération spéciale en Ukraine » renvoie à une autre guerre, soviétique justement. En 1979, la prise du pouvoir en Afghanistan par Hafizullah Amin, qui souhaite prendre ses distances avec l’URSS, et l’influence croissante des Etats-Unis dans ce pays d’Asie centrale proche de ses frontières incitent Moscou à intervenir. Des forces spéciales prennent d’assaut le palais présidentiel et exécutent Amin, aussitôt remplacé par son principal concurrent au sein du Parti communiste afghan. Il s’ensuivra dix ans de guerre.
« Poutine utilise avant tout la menace nucléaire pour se prémunir d’une intervention occidentale. » Elie Tenenbaum, chercheur à l’Institut français des relations internationales.
En Ukraine, l’élimination de Volodymyr Zelensky ou, du moins, sa capture, a échoué. « Les Russes ont essayé de refaire l’Afghanistan, de tuer le président et de prendre l’aéroport de Kiev en envoyant derrière de gros bataillons, non pour occuper le pays, mais pour décapiter le régime », estime Jean-Christophe Noël, chercheur associé au centre des études de sécurité de l’IFRI. Et si Vladimir Poutine avait sans doute anticipé de nouvelles sanctions, il ne s’attendait probablement pas à une telle riposte de l’Europe et des Etats-Unis ni même aux livraisons massives d’armes par les alliés de l’OTAN à son adversaire ukrainien.
La réaction est immédiate. Le chef du Kremlin brandit la menace nucléaire.
« Il l’utilise avant tout comme une garantie pour ses intérêts vitaux et pour se prémunir d’une intervention occidentale. C’est ce que l’on appelle une démarche de sanctuarisation agressive, une façon de dire “je peux ne pas gagner, mais je ne peux pas non plus perdre” », analyse M. Tenenbaum.
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