Know your Ennemy. How the Joint Intelligence Committee Saw the World
(This book's review is published in French only.)
Percy Cradock est un diplomate de carrière britannique, issu de Cambridge, qui a servi de 1984 à 1992 comme conseiller de deux Premiers ministres (Margaret Thatcher et John Major). De 1985 à 1992, il a également assuré la direction du Joint Intelligence Committee (JIC), organisme pluri-partite chargé de synthétiser les questions de renseignement et d’orienter les décisions du cabinet. Son ouvrage évoque rapidement les origines du JIC (juillet 1936) et son fonctionnement pendant la Seconde Guerre mondiale; puis l’on bascule dans la guerre froide et l’examen de quelques-unes des crises qui ont jalonné l’histoire des relations internationales, de la fin des années 1940 à la fin des années 1960: Berlin, Corée, Suez, Cuba, Vietnam, Koweït, Rhodésie. P. Cradock s’appuie sur les documents administratifs déclassifiés par les autorités britanniques et confiés aux bons soins du Public Records Office (Kew). C’est en partie ce qui explique le fait qu’il n’a pas poursuivi son balayage au-delà de l’invasion de la Tchécoslovaquie de 1968. Les pièces relatives à nombre d’événements ultérieurs restent soumises au secret défense et font l’objet de divulgations contrôlées. Know Your Enemy s’intéresse aux estimations stratégiques du JIC sous un angle critique: il s’agit de déterminer si le dispositif fonctionnait correctement; s’il produisait des évaluations cohérentes dotées d’un pouvoir prédictif minimal; s’il parvenait à s’affranchir des biais idéologiques et affectifs qui perturbent sans cesse l’analyse raisonnée des problèmes militaro-diplomatiques. Quelque part, c’est à une forme d’audit rétrospectif que se livre l’auteur.
Le premier mérite de cet excellent ouvrage tient aux efforts de ré-humanisation consentis par l’auteur. Les études historiques et politologiques consacrées au JIC sacrifient trop souvent au culte de l’organigramme bureaucratique. Passant en revue les hauts fonctionnaires qui se sont succédé à la tête de l’institution, P. Cradock montre que le choix des hommes exerce une importance déterminante dans le domaine du renseignement d’Etat. A la différence du SGDN français, la direction du JIC a eu la chance de passer entre les mains d’individus hautement qualifiés. C’est l’une des raisons qui explique sa remarquable tenue intellectuelle sur la durée. On aurait néanmoins apprécié que l’auteur livre quelques aperçus théoriques ou anecdotiques sur les luttes d’influence présidant à la désignation du chairman et de ses assistants. La question se trouve brièvement abordée lorsque P. Cradock évoque le passage du JIC, à l’origine chargé de conseiller les chefs d’état-majors, sous le contrôle direct du pouvoir exécutif à la fin des années 1950. Pour quelles raisons? Dans quelles circonstances? Au détriment de quelles coalitions de forces? Ces interrogations auraient peut-être mérité quelques précisions additionnelles de façon à éclairer l’interface entre politique intérieure et politique étrangère.
A un autre niveau, P. Cradock livre de précieuses observations sur les fractures politiques et militaires du second après-guerre et sur les tentatives de décryptage prospectif menées par l’administration britannique. Quelques-uns des jugements produits par les cadres du JIC ont mal passé l’épreuve du temps, l’auteur en convient à plusieurs reprises. Le JIC n’a ainsi pas réussi à cerner correctement les efforts menés par l’Union soviétique en matière d’équipement nucléaire à vocation militaire. Mais il s’est racheté sur le terrain de l’analyse psychologique, sachant faire la part entre le logos belliqueux des dirigeants soviétiques et leurs calculs stratégiques imprégnés de prudence. Dans d’autres cas, P. Cradock se montre plutôt enclin à rejeter le blâme sur les faiblesses du guidage politique. Les erreurs d’appréciation commises avant et pendant l’invasion de la Tchécoslovaquie se trouvent ainsi désignées comme le produit des croyances erronées ayant alors cours dans les milieux dirigeants occidentaux, et non comme une simple bavure du renseignement d’Etat. Idem pour la crise de Suez.
En tant que mandarin de Whitehall, en tant qu’ancien chairman du JIC, l’auteur semble bien sûr porté à minimiser les défaillances de la machinerie étatique. D’autres hauts fonctionnaires britanniques connaissant de l’intérieur le fonctionnement du système ont produit des jugements nettement moins flatteurs. Know your Enemy n’en reste pas moins un travail de haute qualité, précieux en ce qu’il pratique le jeu de la comparaison entre rapports confidentiels et éléments d’information ultérieurs. Il offre aussi un aperçu passionnant des troubles d’adaptation des élites politico-administratives en période de redistribution des cartes. En filigrane se dessinent les appréhensions de responsables dont les repères classiques ont été brouillés et qui peinent à dégager un cadre interprétatif unitaire et rassurant.