On Russia. Today's Challenges
(This book's review is published in French only. Original book's title: De la Russie. Les enjeux actuels.)
Fin et touffu, généreux dans ses visions, multiple dans ses explications, d’un superbe mépris pour les frontières du débat: ce livre ressemble à la Russie. Voici une mine de réflexions pour ceux qui souhaitent approcher le pays d’aujourd’hui en revivant celui d’hier, le même, cette Russie agitée de 'la manie de la grandeur et des délices de l’auto-dénigrement'...
Une nouvelle bipolarité, dit l’auteur, oppose les pays qui entendent fonder le développement économique sur la démocratie à l’énorme armée de ceux qui veulent l’asseoir sur l’autorité –la Russie étant évidemment de ces derniers. Et pourtant l’autorité n’y fonctionne plus guère. Le pays est donc frappé par le reflux général de l’arrogance néo-libérale de ces dix dernières années, sans avoir encore réussi à poser les bases d’un changement structurel. Tout est factice, commente Youri Afanassiev, aujourd’hui en Russie: les institutions démocratiques, les règles du marché, les salaires, les règles de production... La Russie ici ne serait-elle qu’un immense décor Potemkine?
On ne se lasse pas de voir les Russes remonter à la racine de leur malheur (tout en souhaitant qu’ils s’en fatiguent bientôt): un espace qui dissout tout sens de la mesure, de l’individu et peut-être de la Raison; une liaison mystérieuse à l’Eglise comme constituante de la nation; un rapport au pouvoir qui, depuis l’opritchtnina de Pierre le Grand jusqu’à la garde rapprochée de Poutine, en passant par le léninisme (dont Afanassiev décrit longuement les racines russes), n’a jamais permis l’émergence d’une société civile ou politique. A la place de la première, une masse indifférenciée tournée vers la survie et, pour la seconde, des institutions qui ne sont qu’un trompe-l’œil couvrant des rapports de pouvoir complexes et éclatés. 'L’Etat et la personne individuelle', écrivait Herzen, 'pouvoir et liberté, communisme et égoïsme (...), voilà les colonnes d’Hercule du grand combat (...). L’Europe apporte une réponse défigurée et abstraite; la Russie une réponse défigurée et sauvage.'
Sur cet héritage, Y. Afanassiev tisse de longues variations qui vont étayer une critique dévastatrice de la Russie post-soviétique. Plus de 10 années de 'liberté' n’ont créé ni les fondements d’une économie ouverte, ni les institutions organisant l’échange entre le peuple et le pouvoir que l’on nomme démocratie. Il n’y a pas vraiment de propriété en Russie, analyse l’auteur, pas vraiment de pouvoir au sens où on l’entend en Occident, et comment décrire un marché sans capitaux? Après une période oscillant entre 'le pire de l’Occident et le pire de la Russie' –on se reportera longuement aux analyses des 'privatisations oligarchiques' de Gaïdar-Tchoubaïs et de la 'privatisation du pouvoir d’Etat' sous Eltsine– Poutine semble en position de stabiliser les choses. Mais réforme-t-il vraiment?
L’affirmation de la 'verticale du pouvoir' est-elle une restructuration profonde du pouvoir d’Etat? La lutte contre l’oligarchie est-elle la marginalisation systématique de la 'part d’ombre' de l’économie et de la société russes? Poutine a-t-il vraiment, au-delà des 'coups' politiques et de la préparation des prochaines élections, une véritable stratégie du changement? Non, répond Y. Afanassiev, car les apparences de la réforme poutinienne s’inscrivent dans une conception de 'démocratie dirigée' qui ne pose nulle part les bases de la société politique dont les Russes ont besoin pour construire à la fois un Etat et une économie modernes.
L’ensemble de l’analyse se conclut sur une vision noire de l’année 2003: la dépression démographique continuera à se faire sentir; l’usure des fonds des entreprises se fera dramatique; la dette extérieure sera à son plus haut niveau alors que les infrastructures du pays appellent d’urgents investissements; le prix du pétrole deviendra peut-être mal contrôlable.
L’analyse, comme les nuits russes, bute sur le: que faire? Et il est vrai que les intellectuels russes, plus ou moins proches du pouvoir, ont aujourd’hui du mal à dire comment, même à un rythme spécifique, pourrait émerger une société civile et politique qui serait la matrice et la gardienne de la démocratie russe. Ce livre n'en donne pas les recettes. Il est pourtant un formidable témoignage d’intelligence et de lucidité, c’est-à-dire, à tout prendre, d’un remarquable optimisme.