Troubled Waters: The Geopolitics of the Caspian Region
(This book review is published in French only)
Bien écrit et de lecture agréable, cet ouvrage constitue une solide introduction et un panorama complet de la complexité caractérisant la situation géopolitique actuelle de la mer Caspienne, à la fois aux niveaux régional et international. Si le livre analyse avec pertinence la situation politique de la région, il ne peut se prévaloir d’une telle autorité sur les questions énergétiques. D’évidence, il s’agit d’un travail ambitieux: les références y sont surabondantes et la bibliographie très fournie. Sa contribution à l’édifice documentaire sur la Caspienne est incontestable. Malheureusement, l’ouvrage a été achevé bien avant les événements du 11 septembre. Une postface appropriée serait dès lors bienvenue dans les prochaines rééditions.
Troubled Waters est commodément subdivisé en trois parties, les deux dernières en formant l’ossature. Elles analysent dans le détail les intérêts nationaux rivaux des cinq Etats riverains de la Caspienne, ainsi que la diversité de leurs interactions complexes. Les auteurs retracent l’évolution politique de chacun des Etats, étudient les modifications de leurs systèmes politiques et économiques, et soulignent l’importance des ressources énergétiques qui ont, jusqu’à présent, sous-tendu le développement régional. Leur analyse s’étend à des acteurs extérieurs à la Caspienne proprement dite, d’abord aux pays proches que sont l’Afghanistan, l’Arménie, la Géorgie et le Turkménistan, puis à des pays plus éloignés allant de la Chine au sous-continent indien, de l’Ukraine aux Balkans, d’Israël aux pays du Golfe. Il y a ensuite un chapitre important sur le rôle particulier joué par les Etats-Unis et l’Union européenne dans la région, et sur la politisation du processus d’investissement en matière énergétique.
Si, dans l’ensemble, les analyses politiques sont sérieuses, des erreurs apparaissent dans le détail. Ainsi (p. 82 et 13, ce n’est pas Gueïdar Aliev qui, sous la pression de Bill Clinton, a évincé l’Iran du 'contrat du siècle' avec l’AIOC (Azerbaijan International Operating Company). Les dispositions de la législation américaine d’Amato-Kennedy (ILSA ou Iran and Libya Sanctions Act) interdisaient tout partenariat entre l’AIOC et la NIOC (National Iranian Oil Company), dans la mesure où cela aurait obligé les compagnies américaines à se désengager de l’accord de partenariat initial (le PSA ou Production Sharing Agreement) avec l’AIOC. Ce sont les investisseurs, et non le gouvernement azerbaïdjanais, qui votèrent contre une participation de l’Iran. De même, la décision des compagnies pétrolières étrangères d’opter pour deux pipelines afin d’acheminer le pétrole azerbaïdjanais jusqu’à la mer Noire était motivée par des considérations commerciales: augmentation de la capacité d’exportation, obtention de tarifs concurrentiels, plus grande sécurité d’exploitation. Cela ne fut pas mis en œuvre sur injonction politique exclusive de Washington.
La première partie de l’ouvrage traite plus particulièrement de l’exploitation des ressources énergétiques de la Caspienne, dans une perspective régionale et mondiale. Elle comprend un excellent chapitre, désormais de référence, sur la question du statut juridique de la Caspienne au regard des droits de forage et d’exploitation offshore. Elle comprend aussi une recherche documentaire détaillée sur les réserves énergétiques de la Caspienne, essentiellement fondée sur des sources médiatiques, ce qui conduit parfois à des conclusions douteuses. Ainsi, l’Iran n’a pas encore découvert l’équivalent de 2,5 à 3 billions de barils de pétrole supplémentaires dans leur secteur de la Caspienne, comme le prétendent les deux auteurs (p. 31). Certaines perspectives relatives aux coûts d’exploitation de la Caspienne sont évoquées, mais dans le cadre d’une analyse quelque peu erronée quant aux conditions de la compétitivité du baril provenant de la Caspienne. Les auteurs ne prennent pas vraiment la peine de convertir leur estimation des réserves pétrolifères et gazières de la Caspienne en une évaluation prospective de la production, pas plus qu’ils n’étudient leur influence sur le rythme et les priorités de l’investissement privé dans les pipelines régionaux et l’infrastructure énergétique.
S’il y a un défaut dans cet important ouvrage, c’est cette incapacité à comprendre les équilibres énergétiques régionaux qui rendent le pétrole et le gaz de la Caspienne commercialement compétitifs. Ceci est patent dans le chapitre conclusif du livre, où il est fait grand cas du danger que représente la concurrence des pays du Golfe membres de l’OPEP. Il est avancé que ces derniers pourraient écarter toute concurrence de la Caspienne uniquement en ouvrant les vannes de la production afin de faire baisser le cours mondial du pétrole. Rien n’est plus éloigné de la vérité. Les pays du Golfe membres de l’OPEP ne peuvent se permettre d’avoir un cours du pétrole faible, ainsi que le montre leur fourchette de prix d’objectif (21 à 26 dollars le baril) qui détermine actuellement la politique des prix de l’OPEP. Avec des niches commerciales en Méditerranée et en Europe du Nord-Ouest, le pétrole de la Caspienne demeure compétitif au niveau mondial à 18 dollars. Il est tout aussi significatif que les prévisions de production de la Caspienne pour 2010 (3 milliards de barils) correspondent déjà aux projets d’accroissement de la capacité d’exportation qui sont en cours de réalisation. Le pétrole de la Caspienne tout comme le gaz provenant d’Asie centrale et de Russie sont stratégiquement très importants pour l’Europe. C’est cet aspect des choses qui permettra de perpétuer la dynamique actuelle de l’exploitation énergétique de la Caspienne.
Troubled Waters constitue toutefois une importante contribution à la littérature contemporaine sur la Caspienne. Et si cet ouvrage est lu conjointement avec le livre d’Ebel et Menon, Energy and Conflict in Central Asia and the Caucasus (d’ailleurs non mentionné dans la bibliographie), peut-être donnera-t-il au lecteur un panorama fidèle et complet des réalités de la politique énergétique de la Caspienne dans cette région complexe et passionnante?