Does America Need a Foreign Policy? Toward a Diplomacy for the 21st Century
Does America Need a Foreign Policy? est un titre trompeur. Le propos d’Henri Kissinger n’est pas de se demander si les Etats-Unis ont encore besoin d’une politique étrangère: il est évident pour lui que le monde reste menaçant, et que les Etats-Unis doivent y rester engagés. La question qu’il pose est plutôt de savoir comment ramener les Etats-Unis à la pratique d’une véritable politique étrangère, c’est-à-dire d’une politique réaliste, fondée sur l’état du monde et des rapports de forces –et non sur des illusions idéalistes et de fausses doctrines. Hélas, deux séries de facteurs contribuent à éloigner les Etats-Unis de cette 'diplomatie pour le XXIe siècle' dont Kissinger définit ici les grandes lignes: l’affaiblissement du système westphalien d’une part, les illusions de la diplomatie des Etats-Unis depuis la fin de la guerre froide de l’autre. Nostalgie du système international classique, celui des Etats-nations souverains, à la diplomatie rationnelle, d’un côté, et critique des naïvetés de la politique étrangère clintonienne, de l’autre, sont les deux fils conducteurs d’un ouvrage qui conduit le lecteur, continent par continent, à travers les grands problèmes internationaux du monde d’aujourd’hui.
Le livre s’ouvre sur une description du système international composé d’une juxtaposition de quatre mondes: un monde post-westphalien, démocratique et pacifique (l’Europe et les Amériques); un monde où règne une paix armée fondée sur l’équilibre classique des puissances (l’Asie); un monde pré-westphalien où les conflits principaux sont religieux (le Moyen-Orient); un monde d’anarchie, enfin, qui ne correspond à aucun modèle historique connu (l’Afrique). Cette typologie, qui rappelle la division entre mondes pré-modernes, modernes et post-modernes proposée par R. Cooper dans The Post-Modern State and the World Order, annonce-t-elle un assouplissement du réalisme intransigeant de H. Kissinger, notamment dans les relations inter-européennes et transatlantiques, ainsi placées sous le signe d’un dépassement possible du système westphalien? Il n’en est rien, et le chapitre européen reste dominé par la double problématique de la montée de la puissance allemande (et de son rapprochement possible avec la Russie, selon la tradition bismarckienne) et des dommages que l’intégration européenne (en particulier en matière de défense) pourrait infliger aux relations transatlantiques: problématique dans laquelle un lecteur européen aura du mal à reconnaître l’état réel d’un continent où l’absence de leadership et l’effacement par rapport aux grands débats mondiaux ont de quoi inquiéter davantage que la montée de l’Allemagne ou l’excès de confiance en soi face aux Etats-Unis.
Face au 'monde de l’équilibre' qu’est l’Asie, Kissinger voit les Etats-Unis jouer le rôle de garant ultime de cet équilibre, dans une stratégie où ils s’efforceront d’apparaître par avance comme opposés à une quelconque grande puissance régionale (comprendre: la Chine). Ils devront en même temps resserrer leurs liens avec le Japon, leur partenaire-clef en Asie, trop négligé. Dans ce chapitre, Kissinger préconise un engagement américain dépassionné et rigoureux; il s’y montre convaincant, bien plus que sur l’Europe (y compris dans sa critique presciente de l’accord nucléaire de 1994 avec la Corée du Nord).
Le trait distinctif du Moyen-orient est,pour Henry Kissinger, la prévalence des schismes et des passions religieuses, qu’il rapproche de l’Europe du XVIIe siècle. Mais on peut penser que l’opposition des nationalismes, qui lui paraît si caractéristique de l’Asie, ne se manifeste guère moins dans les conflits de cette région. Il affirme justement que la négociation de Camp David était vouée à l’échec parce qu’il y avait trop de problèmes fondamentaux à régler d’un coup et que les opinions, des deux côtés, n’étaient pas préparées aux révisions qu’entraînerait leur résolution. Mais l’on hésitera à juger que la négociation –et en particulier l’ampleur des concessions faites par E. Barak et le refus de Y. Arafat d’en tirer profit– a révélé le caractère totalement irréconciliable des positions en présence, jugement lié à sa vision du conflit comme religieux plutôt que national. Le drame de Camp David réside plutôt à la fois dans la limitation des concessions d’Ehoud Barak et dans le fait que Yasser Arafat n’a pas négocié parce qu’il pensait que l’opinion n’était pas prête à un accord. Lorsque le jeu israélien s’est ouvert et que les Palestiniens ont effectivement négocié, on s’est retrouvé, quelques semaines plus tard, à Taba, proche d’un accord. Sur l’Irak et l’Iran, Kissinger recommande, sans surprise, une attitude intransigeante mais prudemment vide de toute initiative décisive des Etats-Unis.
Après ces développements consacrés aux grandes régions du monde viennent deux chapitres finaux consacrés l’un à la dimension politique de la mondialisation (on en retiendra la crainte justifiée qu’à propager une version trop libérale de la mondialisation, on ne provoque un choc en retour qui pourrait mettre à mal la liberté des échanges), l’autre à la paix et à la justice: c’est dans celui-ci, au terme d’un ouvrage en forme de survol des grands problèmes mondiaux et, de ce fait, quelque peu détaché, que Kissinger revient avec ses convictions, voire ses passions. Elles sont dirigées contre les chimères que sont à ses yeux l’intervention humanitaire armée sur le modèle du Kosovo, la justice pénale internationale vue à travers l’affaire Pinochet et, plus généralement, une politique étrangère qui fait la part belle aux sentiments généreux et à l’universalisme. Il se livre à ces critiques avec une force de conviction inégale selon les cas, mais avec un recul historique qui ne permet pas d’ignorer ses arguments: l’engagement au Vietnam a été initialement le fait de l’universalisme américain; l’exposition des crimes ne contribue pas forcément à la paix civile; et l’oubli y a sa part, comme après la guerre d’Espagne.
Livre nostalgique d’une époque où la politique étrangère des Etats-Unis était conduite par des hommes d’Etat plutôt que par les opposants à la guerre du Vietnam arrivés aux affaires dans les valises de Bill Clinton, et commandée par les réalités plutôt que les rêves, Does America Need a Foreign Policy? n’est pas le meilleur livre de Kissinger. Dans Les Chemins de la paix, il avait tempéré le réalisme qui était déjà le sien en soulignant la dimension 'idéaliste' du projet de Metternich, Talleyrand et Castelreagh, lesquels, en hommes des Lumières, voulaient restaurer, au-delà de l’équilibre européen, la civilité internationale de l’Europe pré-révolutionnaire; dans Les Malentendus transatlantiques, en faisant une description chaleureuse des ressorts psychologiques et de la part de rêve de la politique étrangère du général de Gaulle. Kissinger nous donne ici un livre qui laisse davantage indifférent, probablement parce qu’il n’a rien trouvé qui suscite son admiration dans le sujet qu’il traite, la politique des Etats-Unis d’aujourd’hui, et parce que ce qu’il pourfend, l’idéalisme clintonien, paraît aujourd’hui, c’est-à-dire après le 11 septembre, bien éloigné.