The End of Eurasia: Russia on the Border between Geopolitics and Globalization
Pour qui s’intéresse au monde post-soviétique, le livre de Dmitri Trenin est indispensable. Son originalité réside dans son ambivalence. En effet, The End of Eurasia peut se lire comme un ouvrage de référence proposant une conclusion actuelle aux grandes synthèses historiques de ces dernières années (Michel Heller ou Dominic Lieven ), tout en discutant avec les auteurs des principales représentations globales du monde post-soviétique (Samuel Huntington et Zbigniew Brzezinski ). Concomitament, l'ouvrage peut être compris comme un essai défendant une thèse (la fin définitive du rapport de synonymie entre Russie et Eurasie) et combattant les conceptions eurasiennes présentes dans l’espace public russe.
L'époque de sa parution (post-Kosovo et pré-11 septembre) est une donnée importante pour saisir le projet de l’ouvrage. Le concept d’Eurasie se décline alors sous différentes formes: d’Alexandre Douguine à Evgueni Primakov en passant par Vladimir Jirinovski et Guennadi Ziouganov, le spectre de ceux qui s’y rattachent, directement ou indirectement, est très large et ne recouvre ni les mêmes intérêts ni les mêmes ambitions. Selon D. Trenin, cependant, ce concept flou aurait trouvé une traduction politique dans la doctrine de Primakov. Sous couvert de construction d’un monde multipolaire, l’éphémère Premier ministre (septembre 1998-mai 1999) de Boris Eltsine aurait tenté d’orienter la politique russe dans une perspective plus eurasienne. D. Trenin observe que l’évolution du concept s’accompagne alors d’un anti-américanisme primaire et, plus largement, d’un anti-occidentalisme de fond.
Pour l’auteur, cette approche est dangereuse et rétrograde. Il estime que la Russie se situe à la croisée des chemins en termes d’orientation stratégique et milite activement pour un ancrage à l’Ouest dépourvu de toute ambiguïté. A l’aide d’une approche à la fois temporelle et spatiale, D. Trenin tente de résoudre l’énigme géopolitique de la Russie. Pour ce faire, il propose en sept chapitres un tour d’horizon qui ressemble fort à un tour du monde. Le lecteur prend alors la mesure du traumatisme identitaire subi par les Russes depuis la chute du régime soviétique. Après avoir décrit le processus de constitution de cet empire qui se caractérisait par sa continuité territoriale, et souligné la rapidité de son effondrement (30 mois en temps de paix), l’auteur décrit les trois façades de la Russie (occidentale, méridionale et orientale) et propose une analyse détaillée des relations entretenues avec leurs principaux Etats pivots. Cet inventaire précède un examen des questions territoriales, au terme duquel l’auteur plaide pour un renforcement du processus d’intégration au sein de la Fédération, et surtout pour un développement axé sur la résolution des problèmes intérieurs plutôt que sur des interventions extérieures d’un autre âge.
Parmi les nombreux dossiers abordés par D. Trenin, deux en particulier retiennent notre attention. Premièrement, les relations entre la Russie et l’Union européenne. Sur ce point, l'auteur préconise une approche pragmatique: si la question de l’adhésion est prématurée, il n’en demeure pas moins indispensable de prévoir une politique à long terme de part et d’autre. D. Trenin estime du devoir des Européens d’ouvrir une perspective réaliste à 30 ans, et du devoir des Russes d’adapter leurs pratiques politiques, économiques et législatives. Il insiste également sur la dimension éthique. En un mot, la Russie doit admettre que son 'être au monde' ne passe plus seulement par les moyens politico-militaires. A l’adresse des Européens, l’auteur fait une remarque de bon sens: une Europe qui ouvre ses portes à la Bulgarie et à la Turquie peut difficilement les fermer à la Russie. Deuxièmement, les rapports entre la Russie et l’Islam. Sur ce point, les pages de D. Trenin montrent que les orientations de la politique russe ne datent pas du 11 septembre, mais qu’elles sont en germe depuis plusieurs années. L'auteur s’interroge, en effet, d'une part sur la capacité de la Russie à distinguer le renouveau musulman de l'extrémisme islamiste et, de l’autre, sur son aptitude à les traiter séparément. Pour lui, la reconstruction de la Tchétchénie est le principal défi posé aujourd’hui à la Russie, car une bonne part de son avenir dépend des rapports qu’elle parviendra, ou non, à nouer avec les pays du Caucase.
D. Trenin conclut son étude de manière prospective en envisageant trois scénarios. Le premier, 'grand russe', correspondrait à une victoire du concept eurasien qui aurait pour conséquence de marginaliser la Russie. Une telle orientation serait suicidaire; la Russie doit comprendre que l’expansion territoriale a cessé d’être l’élément déterminant de la puissance. Le second envisage la désagrégation, mais après avoir toutefois que les nombreuses prédictions en ce sens ne se sont toujours pas vérifiées. Le dernier scénario est plus optimiste et repose sur la capacité d’adaptation de la Russie, qui doit se défaire de son obsession territoriale et éviter l’isolement. Pour Trenin, la Russie doit jouer la carte de la coopération transfrontalière en admettant cette inversion historique: il n’est plus question de mettre les ressources du pays au service de sa politique extérieure mais, au contraire, d’utiliser cette dernière pour mettre en valeur le pays. Au final, l’auteur invite les Russes à une forme d’introspection, qui devrait leur permettre d’accepter que la nouvelle frontière ne se trouve pas à l’étranger, mais chez eux.