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J'ai vu finir le monde ancien

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Le 11 septembre 2001 a donné lieu à une imposante production éditoriale, relancée par la première commémoration du funeste événement et par la rentrée littéraire 2002. Géopoliticiens, politologues, philosophes, spécialistes de l’islam, des Etats-Unis, de l’Afghanistan, du terrorisme se sont jetés dans la brèche, plus ou moins contraints et forcés. Jamais aucun 'événement' historique (on renvoie à l’intelligente analyse de M. Winock, parue dans le magazine L’Histoire, en septembre 2002) n’aura rencontré un tel écho, ni la révolution soviétique, ni la bombe A sur Hiroshima, ni la chute du mur de Berlin. Et ce, alors même que la signification historique du '9/11' fait débat.
Pourquoi un complot terroriste qui, tout compte fait, n’a guère fait 'que' 5 000 victimes (soit environ 30 fois moins que les bombardements sur Dresde dans la nuit du 13 au 14 février 1945… ou 100 fois moins –hypothèse basse– que le génocide rwandais entre avril et juin 1994) a-t-il atteint une telle notoriété? Par son impact médiatique? L’écroulement des tours jumelles du World Trade Center en direct sur CNN, digne des meilleurs (pires?) films catastrophes, marquera plus durablement les esprits que le spectacle bon enfant de la chute du mur de Berlin. Par son contenu émotionnel? Les témoignages, ressassés jusqu’à l’écœurement, des survivants, des pompiers, des secouristes ont accentué l’impact psychologique, le sensationnalisme de l’événement. Par ses conséquences? On a dit qu’avec le 11 septembre commençait un monde nouveau, dix années après la fin de l’ère bipolaire, un monde dominé par la guerre contre le terrorisme, sinon contre l’islam, et dont l’opération Liberté immuable serait le premier épisode.
L’ouvrage d’Alexandre Adler offre des pistes de réponses à ce questionnement. Historien (ancien élève de l’Ecole normale supérieure d’Ulm, agrégé d’histoire, enseignant à Paris VIII de 1978 à 1990), journaliste (directeur éditorial de la rédaction de Courrier International, chroniqueur à L’Expansion), homme de médias (il présente sur Arte 'Les mercredis de l’histoire'), A. Adler est un touche-à-tout de génie, à l’érudition ébouriffante. Du wahhabisme saoudien aux coulisses du Kremlin, du Xinjiang chinois et musulman à la doctrine Monroe, il se promène dans l’espace et dans le temps avec une communicative jubilation. L’intelligence aiguë de ce 'nouveau penseur médiatique' (comme le surnomme méchamment Le Figaro du 22 janvier 2002) excelle dans la chronique et l’éditorial. Elle se plie plus difficilement à la structure lourde d’un essai de 340 pages, d’ailleurs trop court, trop dense. A. Adler, qui a d’ailleurs très peu publié, le reconnaît volontiers: son 'petit' livre conçu 'à sauts et à gambades' (p. 331), s’il foisonne d’idées, peine à formuler cette 'pensée structurante de l’ensemble des phénomènes' (p. 9) que l’auteur appelle pourtant de ses vœux dans son introduction.
Sa réflexion est introduite par la description d’une puissance américaine découvrant, éberluée, sa vulnérabilité territoriale. Les Etats-Unis sont à l’aube d’une guerre de Cent Ans contre une mouvance terroriste, dépersonnalisée, déterritorialisée et insaisissable. Ils redécouvrent le conflit clausewitzien, radical, que seule la mise hors de combat de l’ennemi peut conclure. Mais l’hégémonie et l’impérialisme américains ne sont pas pour autant à redouter. Si les Américains sont patriotes (ils aiment leur pays), ils ne sont pas pour autant nationalistes (ils ne détestent pas le pays des autres). Empreints d’une 'bienveillance généralisée teintée d’ignorance', ils imposeront leur idéal au monde si celui-ci n’en veut pas. Dans ces conditions-là, l’anti-américanisme que l’on rencontre parfois en France est particulièrement mal venu. A. Adler n’a ainsi pas de mots assez durs pour J. Bové, 'cette espèce d’avatar de Poujade… allumé par une mystique pseudo-gandhienne' (p. 69).
Deuxième volet du livre: l’islam et la mouvance de Ben Laden. A. Adler est trop intelligent pour sombrer dans les amalgames simplificateurs. D’un côté, Ben Laden, un archaïsme religieux, d’ailleurs hétérodoxe, qui utilise toutes les ressources de la modernité (porosité des frontières, nébuleuse terroriste, failed states afghan ou yéménite, armes de destruction massive); l’auteur n’hésite pas à le comparer à Hitler. De l’autre, l’Islam, un ensemble immense et divisé (Arabes/non-Arabes, sunnites/chiites, Etats-nations à l’identité fragile) mais qui a en partage un faible niveau de développement en dépit de la manne pétrolière, une commune hostilité au 'diable' américain, une médiocre perméabilité à l’idéal démocratique. Au risque d’y perdre le lecteur, A. Adler le promène du Pakistan où Moucharraf doit tenir en laisse ses propres services secrets, minés par le fondamentalisme, à l’Arabie Saoudite dont la stabilité suppose, ainsi que le prône le prince Abdallah, un minimum d’ouverture, en passant par l’Egypte, l’Irak, la Turquie…
Au total, A. Adler se veut optimiste: 'La fin du long processus de démocratisation du monde se trouve bien à proximité de la plaine d’Armaggedon' (p. 336). A long terme, la démocratie (occidentale et pas américaine) l’emportera. Le monde musulman se modernisera, se développera à coup de 'petits plans Marshall, boucliers régionaux contre l’islamisme', s’unira même peut-être, comme l’avait souhaité paradoxalement Ben Laden. Mais, d’ici la défaite des fondamentalistes et le rééquilibrage de la puissance américaine, la route est longue…

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