Est aussi commenté dans cette note de lecture:
Le Choc des barbaries. Terrorisme et désordre mondial
Gilbert Achcar
Bruxelles, Editions Complexe, 2002, 166 p.
24 décembre 1800: Napoléon échappe à l’attentat de la rue Saint-Nicaise. 28 juin 1914: l’archiduc d’Autriche est assassiné à Sarajevo. 11 septembre 2002: les tours du World Trade Center s’effondrent. Trois ouvertures de siècle, soulignent les auteurs du premier ouvrage, qui montrent la permanence d’un phénomène divers, et son influence dans l’Histoire. La première exigence est bien, face à cette diversité et à cette permanence, celle de la définition. Et c’est d’ailleurs sans doute la partie la plus intéressante de l’ouvrage.
Lexicalement, le terme de 'terrorisme' renvoie à une unique matrice, celle de la terreur provoquée sur l’autre, mais, historiquement, il recouvre des réalités très contrastées. L’une des thèses du livre est que nous avons assisté, à la fin du XXe siècle, au passage d’un terrorisme stratégique, forme d’expression indirecte du conflit, forme de guerre parmi d’autres, à un terrorisme de chaos qui risque de figurer au centre des guerres à venir. Ce terrorisme de chaos exprimerait au mieux le glissement du système international vers le désordre, un désordre où la criminalisation du politique et la politisation du criminel multiplient les acteurs dont la violence peut avoir un effet global sur le système.
L’assertion peut être discutée, mais elle ouvre un débat nécessaire, tant on sent bien que le 11 septembre, s’il n’est pas un événement inouï au sens propre du terme, occupe une position différente, sur l’échiquier des formes conflictuelles, de celle des bombes de Ravachol. Et nombre d’éléments de débat sont rassemblés dans ce petit livre, dans une étude très fouillée: intérêt et limites des typologies, classements pensables (selon les origines, les buts, les méthodes…), description des principaux moyens de lutte contre le terrorisme (institutions, dynamiques de la coopération internationale), état du droit français en la matière. Les thèmes d’approfondissement sont légion: le caractère central du milieu urbain dans cette forme de combat; le rôle de l’amplificateur médiatique –et nombre de lieux communs sont ici évités; l’anarchie institutionnelle française; les difficultés de la coopération internationale, surtout dans le domaine judiciaire. On regrettera que le format de la collection –sans doute– n’ait pas permis de replacer les analyses de cette rupture dans un cadre géopolitique, et que l’analyse institutionnelle et juridique se limite au cas français. De plus, les avancées technologiques ne sont mentionnées ni comme facteur d’efficacité dans la frappe, ni comme multiplicateur du nombre d’acteurs pouvant frapper. Tel qu’il est, l’ouvrage de J.-Fr. Gayraud et de D. Sénat constitue pourtant une honnête introduction à la complexité qui risque d’obséder nos prochains raisonnements stratégiques.
Tout autre est l’ouvrage de G. Achcar, auquel on peut reprocher non pas tant son parti pris, honorable comme d’autres, que son manque de rigueur. Toute la démonstration est tendue vers une thèse affirmée par le titre. Nous n’avons pas assisté, le 11 septembre, à l’affrontement de la civilisation et de la barbarie, mais au choc de deux barbaries. Et l’essentiel de l’ouvrage est consacré à la dénonciation de la barbarie du monde globalisé représentée au premier chef par les Etats-Unis. L’appareil critique du texte ne cache cependant pas les précipitations dans le raisonnement ni les approximations.
Au premier chapitre, on apprend que les pertes infligées le 11 septembre sont bien relatives par rapport à d’autres malheurs humains. L’expression de 'compassion narcissique', longuement développée par l’auteur, est d’ailleurs intéressante. Certes. Mais n’est-ce pas un peu court de réduire le traumatisme à une simple comptabilité, laissant de côté ce qui est la novation stratégique du 11 septembre: pour la première fois une puissance se voit infliger, chez elle, un dommage d’ordre militaire par un acteur non-étatique? C’est ce fait qui nous conduit à penser que les attentats de septembre sont sans doute, hélas, fondateurs. Le chapitre 2 commente longuement les relations coupables des Etats-Unis avec les diverses mouvances fondamentalistes dans les années 1980 et 1990 – relations avérées. Il offre des commentaires intéressants sur le poids et le fonctionnement du politique dans les régimes arabes. Mais l’analyse semble confuse, qui considère 'l’islamisme' comme un tout, sans presque se donner la peine de distinguer les divers mouvements quant à leur surface, leurs présupposés, leur rapport au politique, etc. On apprend au chapitre 3 que Ben Laden est un acteur politique rationnel. Pourquoi pas? Mais, dans le même développement, est produite sa fameuse déclaration qui cloue au pilori non pas la politique des Etats-Unis –par exemple les déploiements en Arabie Saoudite– mais le peuple américain lui-même, qualifié de 'peuple dégénéré', et qui justifie le type de frappe employé. En d’autres termes, on n’a rien dit en qualifiant Ben Laden d’acteur rationnel: il faudrait éclairer, qualifier cette rationalité…
Il est dommage qu’une thèse, une fois encore, défendable (la politique américaine est perçue de fait comme une barbarie de la puissance par une bonne partie du monde) soit présentée dans une foule de jugements à l’emporte-pièce. A vouloir tout prouver, et trop vite, on dérape, à l’instar de la page 101, où le statut d’unlawful combattants (malheureusement appliqué par l’Administration américaine aux prisonniers de Guantanamo) est comparé à l’idée des Untermenschen de l’Allemagne nazie: pauvre Primo Levi convoqué à la rescousse…
Ce livre est peut-être utile en ce qu’il s’oppose aux thèses dominantes sur le terrorisme international, mais il ne convainc qu’à moitié: il ne s’agit ni d’un pamphlet –ces pages sont nourries de références– ni d’un ouvrage universitaire –trop incertain dans la logique. Qu’est-ce donc?
Comment citer cette étude ?