Ce gros ouvrage vient à point pour expliquer la recrudescence des attentats suicidaires, dont le paroxysme fut atteint avec l'attaque du 11 septembre 2001 contre le World Trade Center. L'auteur veut nous donner, comme il est dit dans le sous-titre, un 'psychogramme' de ceux qui sacrifient leur existence pour une cause, qui utilisent 'leur vie comme une arme'. Christophe Reuter a fait des études de civilisation islamique et a vécu pendant 10 ans dans plusieurs pays musulmans en tant que reporter pour des grands magazines allemands: Stern, Spiegel, Geo, etc. Mais il ne s'agit pas dans ce livre de reportages sur l'actualité terroriste, bien qu'on y trouve des interviews de protagonistes de l'islamisme modéré, mais d'un panorama historique du phénomène extrêmement puissant qu’est le fanatisme. La première manifestation collective des attentats suicidaires fut celle de la secte islamique des Assassins, à la fin du XIe siècle, d'où est dérivé le terme même d'assassin.
Dans les temps modernes, on ne retrouve ce phénomène qu'avec les kamikazes japonais vers la fin de la guerre du Pacifique, en 1945, et donc dans un pays non-islamique, mais il s'agit là d'une exception. Selon l'auteur, la révolution fondamentaliste en Iran, en 1979, a ouvert la porte à cette forme ultime de la résistance, avec la formation sous Khomeyni de bataillons d'adolescents prêts à sacrifier leur vie pour repousser l'envahisseur irakien, stratégie suicidaire causant la mort de plusieurs centaines de milliers d'Iraniens. L'auteur analyse en détail les tentatives pour utiliser la religion, en l'occurrence l'islam et le Coran, comme un instrument de lutte contre un adversaire considéré comme un ennemi mortel. Ce fut le cas des Hezbollah au Liban avec leurs attaques-suicides contre les casernes américaines et françaises, en 1981, et des attaques terroristes contre des installations des Etats-Unis en Arabie, en Afrique orientale, en Afghanistan. Aujourd'hui même, le conflit au Cachemire et la guerre civile en Tchétchénie comme, jusqu'à une date récente, les guérillas au Kurdistan et au Sri-Lanka connaissent des attentats-suicides. Sans parler du conflit israélo-palestinien, qui s'est transformé en guerre de religion avec une multiplication des actions suicidaires contre les civils israéliens, réduisant encore les chances d'un règlement politique.
L'internationale sunnite, comme l'auteur appelle le réseau terroriste monté par Ben Laden, est bien entendu la mouvance la plus connue du fanatisme religieux, et un chapitre retrace le long chemin d'Al-Qaida, naguère composante de la lutte contre les Soviétiques en Afghanistan, aujourd’hui secte nihiliste. Or, le combat contre le terrorisme international ne peut être gagné par la stratégie choisie par le président George W. Bush après le 11 septembre. Ch. Reuter cite à ce propos un politologue américain, R. Hofstadter, qui a analysé la soi-disant théorie de la 'conspiration' qui viserait à déstabiliser le monde ou au moins les régimes dominants. C'était en 1964, donc après la chasse aux sorcières de l'époque de McCarthy; mais aujourd'hui, sous la présidence Bush, 'l'axe du Mal' contre lequel il faut mener la croisade ressemble étrangement aux thèses simplistes de la guerre froide ou de 'l’empire du Mal' cher à Ronald Reagan. Ch. Reuter pense, et il n'est certainement pas le seul, qu'en déclarant la guerre, non seulement à Ben Laden et à ses acolytes, mais à tous les ennemis supposés des Etats-Unis, considérés comme des terroristes, Bush rend en fait le plus grand service à Al-Qaida et à sa cause.
En guise de conclusion, et avec une note plus optimiste, l'auteur décrit l'évolution du premier pays de la révolution islamique, l'Iran, d'où est partie la stratégie suicidaire, mais où aujourd'hui les forces fondamentalistes qui ont provoqué ces crimes sont en nette perte de vitesse face à une jeune génération qui a choisi la voie de la modernité laïque et démocratique, seul remède efficace contre l'extrémisme religieux. Il faut lire cet ouvrage bien documenté, qui comporte un index des personnes et des matières, pour se rendre compte de l'ampleur du phénomène et comprendre les difficultés et les fausses idées qui s'opposent à une lutte vraiment efficace contre le terrorisme mondial. Souhaitons que ce livre méritoire et indispensable soit vite traduit en français.