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Politique du chaos. L'autre face de la mondialisation

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Aurait-on pu pronostiquer la tragédie du 11 septembre 2001? Cette question, peut-être indécidable, l’essai admirablement dense et rigoureux de Thérèse Delpech ne prétend pas la trancher, mais il la contourne subtilement en évoquant d’emblée sept signes avant-coureurs que ces actes terroristes mettent brutalement en lumière, et qui vont faire désormais partie de la scène internationale, y compris dans ses composantes proprement économiques:
– les dimensions sécuritaires de la mondialisation;
– l’effacement de la frontière entre civils et militaires;
– la progression ininterrompue de l’efficacité des engins de guerre;
– la montée (plus récente) des armes biologiques;
– le regain d’intérêt pour la défense antimissile;
– la révolution des affaires militaires.
Liste singulièrement intéressante, car elle unit dans un même regard des considérations dont les trois premières ne sont pas strictement militaires, mais qu’une réflexion stratégique aurait grandement tort de négliger. Elle incite en outre à comparer ces divers signes précurseurs du point de vue de leur degré de prévisibilité.

Les trois attributs non militaires
Des trois facteurs non directement liés aux armements, le cas des Etats en faillite doit être mis à part car, à ma connaissance, il n’a vraiment été anticipé par personne avant que Robert Kaplan, en 1994, n’attire l’attention sur son existence. Jusqu’à une date récente, note Thérèse Delpech, la déliquescence de l’Etat en Afrique, en Asie ou dans l’ex-empire soviétique passait pour 'un aspect déplaisant du monde de l’après-guerre froide' dont on pouvait s’accommoder. Maintenant, ces zones où le droit est absent sont enfin perçues comme un défi stratégique « pour l’ensemble du monde organisé » à cause des sources d’argent sale et des espaces à l’abri des regards indiscrets qu’elles recèlent, comme l’Afghanistan l’a amplement démontré.
Le second facteur, la dimension sécuritaire de la mondialisation, est plus difficile à cerner, car il comporte, précise l’auteur, plusieurs facettes: la très grande difficulté de contrôler les technologies duales, la facilité d’extension des conflits locaux, et les possibilités infinies de comparaisons envieuses entre haves et have nots offertes par l’instantanéité des communications . Le caractère déstabilisant de cette mondialisation avait d’ailleurs été pressenti dans les années 1920 par des esprits aussi différents que Gustave Le Bon ('les répercussions infinies que l’interdépendance des nations engendre aujourd’hui') et Paul Valéry ('l’ère du monde fini commence'), mais alors que, pour le premier, il fallait craindre 'moins l’invasion militaire des Orientaux [que] celle de leurs produits', le second attirait l’attention sur l’imprudence des Européens, pressés de vendre aux 'peuples moins avancés (…) les armes les plus récentes'.
Quant au troisième signe précurseur, à savoir la surmortalité des civils dans les guerres, deux traits du présent paysage géopolitique y sont particulièrement favorables: la multiplication des conflits interethniques, où tout civil de la mauvaise ethnie est par définition un ennemi, et les conflits dits asymétriques, appelés à se développer, où l’adversaire technologiquement inférieur compense cette inégalité en s’attaquant à la population civile qu’il prend en otage. Rares ont été les esprits qui pressentirent qu’un jour viendrait où l’'arrière' deviendrait autant, sinon plus dangereux, que l’« avant », et ce furent en tout cas des… civils, comme Friedrich Engels (il se consolait à l’idée que l’abondance des morts non militaires ne pouvait que hâter la victoire de la classe ouvrière) ou l’historien Albert Sorel qui, dans les années 1880, pronostiquait que pour l’Europe, l’'émulation entre les arsenaux et les laboratoires (…) sera féconde en hécatombes de citoyens et en bouleversements d’empires'.

Les engins de guerre
Le second bloc de signes avant-coureurs présente naturellement un certain air de famille puisqu’il s’agit d’engins de guerre sous une forme ou sous une autre, mais les quatre composantes qu’il renferme sont tout de même assez différentes. Alors que les points 6 et 7, la défense antimissile et la révolution dans les affaires militaires (RAM) se réfèrent au fond à des évolutions récentes concernant les moyens de défense de l’Occident, les points 4 et 5 renvoient à une tendance lourde , perçue il y a un peu plus d’un siècle, à savoir la croissance indéfinie de la portée et de la puissance destructrice des armements, tendance dans laquelle Thérèse Delpech estime qu’au sein de la trilogie NBC, qui rassemble les armes de destruction massive, les armes nucléaires, biologiques et chimiques (par opposition aux armes dites conventionnelles), les armes biologiques pourraient un jour cesser d’être un recours exceptionnel.

Anciens et nouveaux acteurs
A ce panorama déjà fort préoccupant vient s’ajouter une galerie de portraits au moins aussi inquiétante, celle des nouveaux acteurs qui opèrent sur la scène géopolitique mondiale. Certes, quelques acteurs 'historiques' sont toujours présents : les Etats-Unis et l’Union européenne qui, tout en étant militairement inégaux, sont liés jusqu’à nouvel ordre par des valeurs et des intérêts communs ; la Russie, en train de se rapprocher (pour combien de temps ?) des Etats-Unis; enfin, la Chine, avec son double profil de futur grand de l’économie mondiale et de puissance 'irrédentiste' dotée vraisemblablement de la panoplie complète des armes NBC.
S’ils étaient seuls au monde, les acteurs historiques arriveraient peut-être à vivre en paix, conjecture déjà audacieuse étant donné les nombreuses poudrières qui subsistent sur la planète, notamment en Asie (tout un chapitre leur est d’ailleurs consacré). Mais ils sont entourés de nouveaux acteurs constituant un redoutable casting dont la théorisation est encore balbutiante:
– les Etats dits 'voyous' (rogue), club à géométrie variable comportant au moins deux membres permanents, la Corée du Nord et l’Irak. Ils semblent se faire une spécialité de la fabrication clandestine d’armes NBC et d’exportation de missiles balistiques à destination de pays susceptibles de s’en servir à des fins offensives;
– les Etats en faillite, déjà mentionnés, qui se différencient des Etats voyous par le fait que leur unique « créneau » est le champ libre qui est laissé à toutes les formes de trafics illicites;
– enfin les 'nébuleuses': par ce terme sibyllin , Thérèse Delpech désigne l’étrange variété de terrorisme apparue au début des années 1990, qui associe la propagation d’un credo fondamentaliste (musulman dans le cas d’Al-Qaida), la pratique du crime de masse –le recours à des kamikazes lanceurs de bombes n’étant peut-être qu’un substitut à l’absence de missiles à longue portée– et un mode d’organisation extrêmement décentralisé à base de réseaux et de structures plates difficiles à repérer. Autant de traits dont la conjonction improbable et imprévue n’a pas fini d’interpeller la réflexion stratégique…
Bref, les attentats du 11 septembre 2001 et ceux qui les ont précédés 'ont réintroduit la guerre au sein de toutes nos sociétés, mais ils l’ont fait sous une forme jusqu’alors inconnue': pas d’armées concentrées aux frontières du limes, pas de revendications explicites, et pourtant il est impossible d’ignorer l’existence 'd’une menace dont la circonférence est partout et le centre nulle part', celle que font peser les 'modernes barbares' dans leur volonté de 'détruire l’ordre du monde que domine l’Amérique'.

L’éternel dilemme de la sécurité
Comment répondre à une telle menace? Pour l’auteur, la sécurité globale n’est assumée ni par les principaux Etats, préoccupés avant tout par eux-mêmes, ni par les institutions internationales, faibles et peu préparées à une telle tâche. Qu’en est-il de la sécurité occidentale? Elle est certes prise en charge, mais, pour l’auteur, la division du travail entre les deux pôles laisse beaucoup à désirer.
Le premier, les Etats-Unis, fait tout pour préserver son écrasant leadership militaire, et la RAM ne fait que prolonger cette tendance, ce qui, souligne à maintes reprises Thérèse Delpech, ne peut qu’inciter les adversaires potentiels des Etats-Unis à s’en prendre à elle par des stratégies asymétriques : nouvel avatar de l’éternel dilemme de la sécurité.
Quant aux Européens, s’ils ont un défaut, ce n’est certes pas de partager cette vision américaine exclusivement militaire de la sécurité, qu’ils critiquent à juste titre. C’est plutôt de n’avoir aucune priorité autre que persévérer dans l’être (la section qui leur est consacrée s’intitule 'L’égocentrisme de l’Europe'…). Ils n’arrivent toujours pas à définir une politique de sécurité commune, et l’attention qu’ils accordent à juste titre aux Balkans n’a d’égale que leur désintérêt à l’égard de l’Afrique, un espace au moins aussi important pour eux sur le plan humanitaire et stratégique. Et s’ils souhaitent donner des leçons à leur partenaire américain, ils pourraient utilement –à condition bien sûr de joindre le geste à la parole, ce qui ne paraît pas la tendance dominante– leur rappeler ces propos de George Soros , qui ne valent pas que pour les Etats-Unis: 'La lutte contre le terrorisme ne peut réussir si l’on ne projette pas en même temps la vision d’un monde meilleur', et la lutte contre la pauvreté, l’ignorance et la répression doit être menée avec une détermination équivalente –un message que l’on peut, je crois, lire en filigrane derrière les dernières lignes de Politique du chaos.

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Politique du chaos. L'autre face de la mondialisation, de L'Ifri par
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