Le débat sur l'islam en Allemagne : la sixième Conférence sur l'islam et les polémiques actuelles
Tandis que les hommes politiques français se sont déchirés sur la place des religions dans l'Etat laïque, mettant l'islam au centre de ce débat, la sixième Conférence sur l'islam qui s'est déroulée le 29 mars 2011 en Allemagne n'en était pas moins polémique.
D'un point de vue juridique, la Constitution allemande affirme la neutralité religieuse de l'Etat tout en garantissant une coopération étroite entre celui-ci et les responsables des principaux cultes [1]. Avec 4 à 4,5 millions de musulmans [2], l'Allemagne se doit désormais de poser la question de la coopération qu'elle souhaite établir avec les associations musulmanes. Celles-ci sont nombreuses et ont souvent été fondées par les immigrés selon les courants religieux de leurs pays d'origine, rendant le dialogue avec les multiples interlocuteurs difficiles. Le discours politique actuel, qui a trouvé son apogée avec les propos de Hans-Peter Friedrich, fraîchement arrivé au Ministère de l'Intérieur, réfutant un discours antérieur du Président fédéral Christian Wulff, n'ont pas facilité le dialogue. Ce dernier avait annoncé que l'islam appartenait à l'Allemagne. La Conférence sur l'islam doit aujourd'hui être redéfinie mais elle se voit confronter aux positions des partis, notamment des partis-C [3], défendant les valeurs chrétiennes, qui semblent se durcir dans les campagnes électorales actuelles.
Lancée en 2006 à l'initiative de Wolfgang Schäuble, ministre de l'Intérieur de l'époque, la « Deutsche Islamkonferenz » vise à instaurer un dialogue entre l'État et la communauté musulmane d'Allemagne. Pour parvenir à une meilleure intégration des musulmans en Allemagne, la conférence sur l'islam réunit des autorités représentant l'État, les Länder et les communes ainsi que des associations et des personnalités musulmanes [4]. C'est le ministre de l'Intérieur, responsable des relations avec les communautés religieuses au niveau fédéral, qui est en charge de la conférence. Celle-ci travaille sur les problématiques de l'ordre social allemand [5], du rôle des religions dans l'Etat [6], du rôle de l'économie et des médias comme médiateurs [7] ainsi que sur la sécurité et l'islamisme.
Même si la conférence sur l'islam est souvent citée comme un organe exemplaire encourageant un dialogue avec les musulmans allemands, les critiques sont multiples : le bilan des six dernières années est décevant du point de vue des associations impliquées. La conférence soutiendrait avant tout une politique des symboles et n'aurait pas réussi à impliquer les Länder qui sont pourtant en charge de plusieurs dossiers clés, dont l'éducation et la question des cours de religion islamique dans les écoles publiques. La conférence risquerait de devenir un simple club de débat sans résultats et avancées concrètes. Plusieurs personnalités ont même appelé à classer la conférence dans sa forme actuelle. Un des problèmes principaux reste le choix des représentants musulmans, jugé trop conservateur pour les uns [8] et trop ouvert [9] pour les autres. Cela reflète la diversité des associations musulmanes en Allemagne, souvent liées à la pratique religieuse dans les pays d'origine.
Tandis que les associations musulmanes remettent en cause l'objectif et le but de la conférence, les hommes politiques se retrouvent, une fois de plus, face à un débat fondamental sur la place de l'islam en Allemagne. Les propos contradictoires du Président fédéral Christian Wulff et d'Hans Peter Friedrich, le nouveau ministre de l'Intérieur, ont semé la confusion parmi la majorité concernant l'intégration de la communauté musulmane. En effet, lors du 20ème anniversaire de la réunification allemande, Christian Wulff a déclaré que l'islam faisait partie de l'Allemagne et qu'il était le président de tous les Allemands quel que soit leur religion [10]. Il réagissait en fait aux propos polémiques de Thilo Sarrazin, politicien socialiste et ancien membre du directoire de la Deutsche Bundesbank, [11] dans son livre L'Allemagne court à sa perte paru en août 2010 dans lequel il évoquait les risques d'une immigration trop importante en Allemagne et le coût financier des étrangers pesant sur le système social, ciblant notamment la communauté musulmane. En mars dernier, Hans-Peter Friedrich est revenu sur les propos du Président fédéral, précisant que les valeurs chrétiennes sont le fondement de la culture allemande, tout en appelant les musulmans à mieux s'intégrer : « Je le répète : ces quatre millions de musulmans font partie de l'Allemagne et sont invités à façonner avec nous l'avenir du pays. Mais les valeurs culturelles séculaires de ce pays sont celles de l'occident chrétien ». Ces propos ont déclenché les critiques des associations musulmanes et de la communauté turque mais aussi des autres partis politiques. Généralement, le débat sur la Leitkultur allemande (« culture de référence ») que Friedrich Merz, ancien président du groupe parlementaire CDU/CSU, a lancé il y a environ dix ans semble « fêter » son grand retour. Ainsi, le 23ème congrès du parti a adopté des propositions [12] affirmant « l'intérêt allemand à la place de la multi-culturalité » [13]. Ce papier revendique notamment des sanctions plus fortes envers les personnes refusant de s'intégrer (« Integrationsverweigerer »). Le Président de l'Union chrétienne-sociale en Bavière (CSU), Horst Seehofer, a proposé début mars de faire une révision constitutionnelle en Bavière. Celle-ci se baserait sur un référendum demandant à chaque étranger de reconnaître l'ordre social allemand et d'apprendre la langue allemande [14]. L'amendement élaboré par Hans-Peter Uhl du CSU, et par Gisela Piltz du FDP, précise que le titre de séjour ne sera prolongé ou exempté de délai qu'en cas de réussite du cours d'intégration, qui a pour but d'enseigner la langue et civilisation allemande.
En outre, le débat sur la conservation des données pour combattre le terrorisme remet la question de la sécurité au centre du débat. La Cour constitutionnelle allemande a jugé que la loi sur la rétention de données issues de télécommunications, sans soupçon concret, n'était pas conforme à la Constitution. Selon le ministre de l'Intérieur cette loi reste une priorité [15]. La revendication ultérieure d'un partenariat pour la sécurité en amont de la conférence sur l'islam, demandant aux musulmans d'aider à détecter les courants radicaux dans les associations et mosquées, n'a pas facilité la présidence du ministre de l'Intérieur. Le SPD a même appelé les musulmans à boycotter la conférence.
La sixième Conférence sur l'islam a donc subi des critiques avant la tenue de la réunion. Deux propositions clés ressortent tout de même de cette conférence.
1. La promotion d'un échange à l'échelle fédérale portant sur l'introduction de cours de religion islamique dans les écoles publiques
Le cours de religion islamique dans les écoles publiques est un des sujets principaux de la conférence sur l'islam. Déjà dans sa première phase (2006-2009) la conférence avait discuté des défis que l'introduction de cours de religion islamique peut poser et avait concrétisé les conditions du droit constitutionnel. Seuls les Länder sont compétents pour décider de l'introduction de cours de religion et examiner si une organisation remplit les conditions pour être reconnue comme communauté religieuse (selon l'article 7, paragraphe 3 de la Loi fondamentale). Les Länder n'ont pas le droit de fixer le contenu des cours mais ont besoin d'un interlocuteur, comme la conférence épiscopale allemande, l'église protestante de l'Allemagne ou le Conseil central des juifs d'Allemagne. Même s'il existe plusieurs associations musulmanes, elles s'occupent avant tout des aspects culturels et donc de la gestion des salles de prière et des mosquées. Elles ne souhaitent pas représenter les musulmans ce qui va à l'encontre de leurs traditions. De plus, les différences confessionnelles [16] et ethniques [17] rendent la tâche d'organiser un cours de religion islamique unique pratiquement impossible.
Dans sa phase actuelle, la Conférence sur l'islam propose un cadre pour faciliter l'échange scientifique et le partage d'expériences, notamment sur les développements et avancées concrètes concernant les cours de religion islamique, entre les Länder. Plusieurs exemples sont à citer : A Berlin les cours de religion islamique sont organisés par la Fédération islamique de Berlin (IFB) qui dépend du Conseil de l'Islam (Islamrat für die Bundesrepublik Deutschland). Cette coopération est souvent critiquée, on reproche à l'IFB d'être lié au mouvement Millî Görüs (IGMG) qui est surveillé par le service de la protection de la Constitution. Dans le Land de Basse-Saxe l'interlocuteur se présente sous la forme d'une table ronde regroupant des représentants des différentes organisations islamiques. A Düsseldorf et à Cologne, les écoles proposent un cours portant sur l'islam sans pour autant être qualifié de cours de religion au sens propre du terme. En Hesse, l'Union turco-islamique pour les affaires religieuses (DITIB) et l'Ahmadiyya Muslim Jamaat ont postulé pour être les interlocuteurs du Land concernant les cours de religion. Ces différentes initiatives démontrent de la complexité du sujet.
2. Le développement d'un fil conducteur pour la formation, portant sur la civilisation et l'apprentissage de la langue du personnel religieux et d'autres « multiplicateurs » des communautés islamique à l'échelle communale
La formation portant sur la civilisation et la langue allemande est importante afin que les imams et les autres membres de la communauté islamique puissent agir en tant que « multiplicateurs ». Au-delà de la formation des personnels existants, cinq universités allemandes disposent d'une chaire de théologie islamique [18]. Le Ministère de l'Education soutient ces universités avec un budget de quatre à six millions d'euros par an. Les chaires souhaitent former des imams et des futurs professeurs pour les cours de religion islamique. Pour les 4 à 4,5 millions de musulmans, 2000 professeurs et 2000 imams sont nécessaires. Pour l'instant, la plupart des imams viennent de Turquie et restent seulement quelques années en Allemagne.
En mettant le partenariat sur la sécurité au centre du débat le ministre de l'Intérieur a raté une chance inouïe. Dans un contexte de révolution dans les pays arabes, il aurait pu changer le regard que les citoyens allemands portent sur leurs concitoyens de confession musulmane. Les révolutions auraient pu définir les sujets primordiaux pour le débat interculturel et auraient pu éviter de retomber dans une discussion qui met le terrorisme au centre du débat. Les initiatives concernant la formation d'imams « allemands » et l'introduction de cours de religion sont des avancées importantes qui permettront aux citoyens allemands de confession musulmane d'exercer leur religion en Allemagne en respectant la Loi fondamentale. Il faudrait pourtant plus de volonté politique et donc une redéfinition de la conférence sur l'islam et moins de débat polémique pour que l'intégration se déroule dans les meilleures conditions et pour que les citoyens de confession musulmane souhaitent s'intégrer tout en se sentant eux-mêmes intégrés.
[1] Ces partenariats permettent des concordats. Les organismes disposant d'un statut de collectivité publique ont le droit de prélever des impôts. Les jours fériés chrétiens sont protégés par la Loi fondamentale allemande, le cours de religion est une matière dans les écoles publiques.
[2] Estimation du Bundesamt für Migration und Flüchtlinge (Office fédéral pour la migration et les réfugiés) pour la Conférence sur l'Islam, 2009.
[3] On parle des « C-Parteien » en se référant à l' «Union chrétienne-démocrate » (CDU) et l' «Union chrétienne sociale » (CSU) de la Bavière.
[4] Türkisch-Islamische Union der Anstalt für Religion (DİTİB - Union turco-islamique pour les affaires religieuses), Zentralrat der Muslime in Deutschland (ZMD - Conseil central des musulmans d'Allemagne), Verband der Islamischen Kulturzentren (VIKZ - Association des centres culturels islamique), Alevitische Gemeinde in Deutschland (Communauté alaouite d'Allemagne) ainsi que plusieurs personnalités musulmanes non-organisées.
[5] Egalité entre hommes et femmes, sécularisation
[6] Séparation de l'Etat et de l'Eglise, symboles religieux, construction des mosquées, cours de religion islamique etc.
[7] Education, Marché de travail, l'image de l'islam en Allemagne, couverture médiatique)
[8] Cette position est notamment défendue par le « Zentralrat der Ex-Muslime » (Conseil central des ex-musulmans). Selon eux la construction des mosquées et l'établissement de cours de religion islamique mène à une « musulmanisation» et ne soutient donc pas le dialogue mais un communautarisme.
[9] Plusieurs groupes d'intérêt dénonce l'établissement d'un islam allemand, qui lie les musulmans à la Loi fondamentale allemande et non pas au Coran.
[10] Traduit par l'auteur : «Das Christentum gehört zweifelsfrei zu Deutschland, das Judentum gehört zweifelsfrei zu Deutschland, aber der Islam gehört inzwischen auch zu Deutschland.»
[11] Le directoire de la Bundesbank demande à Christian Wulff la révocation de Thilo Sarrazin le 2 septembre 2010.
[12] Beschluss des 23. Parteitages der CDU Deutschlands «Verantwortung Zukunft».
[13] « Deutsches Interesse statt Multi-Kulti »
[14] Le dernier référendum sur les étrangers date de 1999. Il s'agissait d'une campagne de signatures contre la double nationalité à l'initiative de Roland Koch.
[15] La Commission européenne juge la rétention de données issues de télécommunications comme indispensable dans la lutte contre le terrorisme. La cour de Karlsruhe se heurte donc à nouveau à une proposition européenne.
[16] Sunnites, Chiites, Alaouites, Ahmadiyya.
[17] Avec une grande majorité des Turcs mais aussi des communautés importantes des pays magrébins et des Etats balkaniques.
[18] Il s'agit d l'Université d'Osnabrück, de Münster, de Tübingen, de Francfort et d'Erlangen-Nuremberg.
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