Les limites à la liberté de circulation - L'ouverture du marché du travail allemand aux pays de l'Est
L'Allemagne et l'Autriche ont ouvert depuis le 1er mai dernier leur marché du travail à huit pays d'Europe centrale et orientale [1]. Ce sont ainsi, les deux derniers pays de l'Union européenne à octroyer le droit à la libre circulation sur leur territoire aux travailleurs des nouveaux Etats membres ayant adhérés en 2004. Cette décision est saluée par les entreprises allemandes et la majorité de la communauté scientifique.
Cependant les syndicats et une grande partie de la population donnent l'alerte, craignant un dumping salarial. Si l'Allemagne est le dernier Etat membre de l'UE à ouvrir son marché du travail, la question est donc de savoir, pourquoi le pays européen le plus grand et le plus puissant économiquement a-t-il hésité si longtemps ? Un « assaut » [2] du marché du travail allemand par ces travailleurs venus de l'Est, est-il à attendre ?
La libre circulation des travailleurs fait partie des quatre libertés [3] - la libre circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes - garanties au sein de l'Union européenne. Pour les nouveaux Etats membres ayant adhérés en 2004 - à l'exception de Malte et Chypre - une restriction de la libre circulation des travailleurs a été décidée. Concernant ces pays un plan 2-3-2 portant la période de transition à sept ans a été convenu. Le plan 2-3-2 signifiait que les « anciens » Etats membres avaient le droit de fermer leur marché du travail de 2004 à 2006. En 2006, ils devaient informer la Commission européenne s'ils souhaitaient reconduire la restriction. Dans ce cas, l'accès à leur marché du travail respectif a pu rester restreint trois années supplémentaires. Si le marché du travail a subi des difficultés particulières, la restriction d'accès au marché du travail a pu être reconduite pour deux ans. La même « formule » peut être appliquée aux deux pays adhérents de 2007, la Roumanie et la Bulgarie [4]. Seules la Grande-Bretagne, l'Irlande et la Suède ont ouvert leur marché du travail dès 2004 aux nouveaux pays membres, suivis par l'Espagne, le Portugal, la Finlande et la Grèce en 2006.
1. Pourquoi l'Allemagne a-t-elle été réticente ?
Les réticences allemandes face à cette ouverture s'expliquent par l'état du marché du travail durant la période d'adhésion de 2004. Cette période a été marquée par les négociations des réformes Hartz 4 sous le mandat du chancelier Gerhard Schröder. Ces réformes cherchaient à supprimer les trappes à inactivité et à lutter ainsi contre le chômage volontaire. L'action du gouvernement visait donc à renforcer la part de la population active dans sa population nationale plutôt que d'accueillir des travailleurs des « nouveaux » Etats membres.
Politiquement l'ouverture du marché du travail n'a guère été un sujet en 2011 étant donné que le taux de chômage avait baissé. Le gouvernement est de toute façon lié à la jurisprudence européenne, la discussion est donc guidée par les syndicats allemands. L'omniprésence des syndicats s'est déjà confirmée en 2004. Le problème essentiel reste le fait qu'il n'y ait pas de salaire minimum interprofessionnel garanti en Allemagne. Poussée par les craintes des syndicats face à l'ouverture du marché du travail, l'Allemagne a décidé d'établir des salaires minimums au niveau des secteurs professionnels, négociés avec les partenaires sociaux [5]. Ces salaires existent actuellement dans dix secteurs d'activité : l'industrie du bâtiment, l'industrie électrique, le secteur des couvreurs, le secteur des peintres, la gestion des déchets, pour les agents d'entretien et pour le personnel soignant. La « Deutsche Gewerkschaftsverbund (DGB) » (Confédération allemande des syndicats) redoute tout de même un dumping salarial, en particulier dans les secteurs avec des conventions collectives faibles et exige un salaire minimum établi à 8,50 € brut par heure [6]. Elle exige également un contrôle de ces salaires minimums ainsi que des conditions de travail décentes avec une obligation de documentation pour les employeurs. Afin d'éviter un abus de tout travail intérimaire, la DGB souhaite faire valoir le principe de l'« Equal Pay ».
2. Assaut sur le marché du travail allemand ?
Au-delà du caractère fortement symbolique, les citoyens de ces pays sont enfin devenus des Européens de plein droit, se pose alors la question de l'impact de l'ouverture sur le marché du travail. Tandis que la population allemande et les syndicats donnent l'alarme, le « Bundesvereinigung der Deutschen Arbeitgeberverbände » (Fédération des associations allemandes d'employeurs allemands) souligne qu'il est injustifié de craindre la libre circulation des travailleurs et d'exiger une restriction générale comme l'introduction d'un salaire minimum général. La Fédération conclut qu'un assaut sur le marché du travail allemand est peu probable étant donné que les huit nouveaux Etats membres rattrapent leur « retard économique » [7]. Certes, les écarts de richesses sont encore importants entre anciens et nouveaux Etats-membres mais ces pays se sont effectivement stabilisés économiquement.
La majorité des chercheurs sont d'accord sur le fait que l'immigration venue d'Europe de l'Est sera faible à long terme. Les études récentes se basent pourtant souvent sur un scénario dans lequel la liberté de circulation est établie dans tous les Etats membres au même moment, or ceci n'était pas le cas en 2004.
L'Institut der Deutschen Wirtschaft (Institut de l'économie allemande), proche du patronat, prévoit l'arrivée d'1,2 millions de migrants durant cette décennie dont les 2/3 jusqu'à la fin de l'année prochaine [8]. D'un point de vue historique ces chiffres sont peu étonnants. En effet, entre 1991 et 2000, 3,3 millions de personnes ont immigrées en Allemagne. Selon la même étude, 23% des citoyens des pays de l'Europe de l'Est et de l'Europe centrale envisageraient une immigration vers un des autres Etats de l'UE. Ceci correspondrait alors à un potentiel d'environ 12 millions de personnes. Parmi ces 12 millions de personnes, tous n'iront pas en Allemagne étant donné que les marchés du travail des autres pays de l'UE les attirent également pour des questions de langue, mais aussi parce qu'ils sont ouverts depuis 2004. Le marché du travail anglais est un exemple révélateur. D'après plusieurs études, 50% des personnes se disant prêtes à immigrer ne partiront finalement pas, ce qui diminue le chiffre réel d'immigrants à 6 millions de personnes qui « ont le choix » entre 26 Etats membres. Un assaut sur le marché du travail allemand est donc peu probable, aussi parce que les salaires minimums d'environ 8 euros dans certains secteurs rendent un avantage comparatif de la main-d'œuvre des pays de l'Est impossible. D'une certaine manière on restreint donc à nouveau le marché du travail.
3. Quels avantages l'Allemagne peut-elle tirer de l'ouverture de son marché du travail ?
Plutôt que de traiter le sujet sous l'angle négatif d'un assaut sur le marché du travail allemand, il faut désormais souligner le fait que l'immigration de travail des pays de l'Est pourrait compenser la demande élevée de main-d'œuvre liée aux problèmes démographiques de l'Allemagne.
Un exemple clé est le domaine de l'apprentissage [9] : au cours des deux dernières années 18 000 places d'apprentissage n'ont pas été pourvues. L'année dernière le pourcentage d'apprentis étrangers a pu augmenter de 3%, un développement qui doit être soutenu par la politique allemande.
L'Allemagne a notamment besoin d'une main-d'œuvre qualifiée tandis que le taux de chômage se maintient toujours à deux chiffres en Allemagne de l'Est. De plus en plus d'entreprises se plaignent du manque de main-d'œuvre qualifiée les empêchant de répondre à la demande du marché. Plus les entreprises s'élargissent plus il y aura une demande de main-d'œuvre moins qualifiée. La question principale qui se posait le 1er mai n'était donc pas de savoir s'il y allait avoir un mouvement migratoire important mais de déterminer quelles personnes décideraient de venir. Cette question est pourtant difficile à gérer et sera un défi pour l'Allemagne. Une grande incertitude subsiste concernant le nombre de personnes qualifiées tentées par l'immigration en Allemagne mais aussi sur le nombre de personnes attirées par le système social allemand avantageux. Or les ressortissants des autres pays de l'UE ne touchent pas de prestations sociales durant les premières années de leur installation, le problème reste cependant peu important. Au contraire, le travail au noir, notamment présent dans le secteur des soins, pourra être régularisé permettant à l'Etat allemand d'augmenter les recettes fiscales et les cotisations sociales.
1] La Pologne, la République tchèque, la Hongrie, la Slovaquie, la Slovénie, l'Estonie, la Lettonie et la Lituanie. Les travailleurs saisonniers ont déjà accès au marché du travail depuis le 1er janvier 2011.
[2] Le terme d'« assaut » (Ansturm) est régulièrement utilisé dans ce contexte par les médias allemands.
[3] Article 45 TFUE.
[4] Dans le cas extrême les citoyens de ces deux pays n'auront donc pas accès au marché du travail jusqu'à décembre 2013, un scénario probable au vu de la position allemande face à l'entrée de la Roumanie et la Bulgarie dans l'espace Schengen.
[5] Ce principe rend une souplesse économique possible. En même temps, les accords sectoriels ne s'appliquent que dans les entreprises membres d'un syndicat ayant signé l'accord.
[6] Actuellement 7,51 € à l'Ouest, 6,36 € à l'Est pour les agents d'entretien.
[7] Ausschuss für Arbeit und Soziales (Anhörung), Deutscher Bundestag, 4 avril 2011.
[8] Holger Schäfer, IW-Trends: „Migrations- und Arbeitsmarktwirkung der Arbeitnehmerfreizügigkeit", avril 2011.
[9] Le système d'apprentissage est très intégré dans le système éducatif allemand et beaucoup valorisé par les entreprises. Le système éducatif permet aux jeunes de commencer un apprentissage après neuf ou dix ans de scolarité et de leur faciliter l'accès au marché du travail.
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