Nouvelle-Calédonie, et maintenant ? Innover politiquement et mobiliser un acteur de l’Indo-Pacifique
Le 12 décembre 2021, les citoyens calédoniens se sont prononcés pour la troisième fois depuis 2018 sur l’accession de la Nouvelle-Calédonie à la pleine souveraineté et à l’indépendance. Le Non l’a emporté avec 96,49 % des voix, mais le scrutin s’illustre par un fort taux d’abstention (56,1 %) ; l’appel des partis indépendantistes à la non-participation ayant été massivement suivi.
Enjeu local et national, ce scrutin a été investi d’une résonance géopolitique forte, sous les effets conjugués de la progression de l’influence chinoise en Océanie ; de la mise en œuvre de la stratégie française de l’Indo-Pacifique ; et de l’annonce de l’alliance AUKUS (Australia, United Kingdom et United States).
Un référendum qui ne règle rien
Les trois référendums (2018, 2020, 2021), qui marquent la sortie de l’accord de Nouméa (1998), démontrent que le dossier calédonien ne peut se résoudre par les urnes si la question soumise au vote appelle une réponse binaire : oui ou non à la France. La question est plus complexe ; elle nécessite le dépassement de legs coloniaux, questionne sur ce que décoloniser veut dire et interpelle quant à la capacité des Calédoniens à se projeter dans un destin commun. Cette expression, leitmotiv de l’accord de Nouméa, visait par le dialogue et les actions de rééquilibrages et de rattrapages entre les communautés à substituer un rapport de classe au clivage communautaire du territoire. La période référendaire qui s’achève démontre que l’objectif n’a pas été atteint. En dépit d’une amélioration globale de la situation socioéconomique de la population kanak, les inégalités restent fortes et les kanak demeurent une minorité sociologique. Ces scrutins actent le maintien d’une forte dimension communautaire du vote et manifestent qu’il n’est politiquement pas viable d’envisager l’avenir de l’archipel sans l’adhésion de la société calédonienne à un projet lui permettant de dépasser ses clivages.
Enfin, le processus référendaire n’éteint pas la revendication d’indépendance, et la consigne des partis indépendantistes à la non-participation au scrutin du 12 décembre 2021 atteste en outre que l’avenir de l’archipel ne peut pas se faire sans la participation du peuple kanak, peuple autochtone et premier occupant du territoire[i]. L’équation calédonienne demeure donc ouverte et impose à la France de trouver le moyen d’articuler les enjeux politiques et géopolitiques dans le contexte de l’Indo-Pacifique.
De la Nouvelle-Calédonie à l’Indo-Pacifique
Le contexte géopolitique mouvant de l’Océanie s’est invité de façon forte et inédite dans la campagne référendaire de 2021. Les non-indépendantistes ont largement insisté sur la menace chinoise planant sur l’archipel pour appeler les électeurs à faire le choix de la France[ii]. En outre, l’annonce de l’alliance AUKUS en septembre 2021 vient renforcer l’importance géopolitique de la Nouvelle-Calédonie.
L’AUKUS manifeste en effet la volonté de réinvestissement des États-Unis et du Royaume-Uni post-Brexit en Océanie. Il acte aussi le renoncement de l’Australie à se poser en intermédiaire entre les États-Unis – son principal allié stratégique depuis la Seconde Guerre mondiale formalisé par l’accord ANZUS (Australia, New Zealand and United States) de 1951 – et la République Populaire de Chine (RPC), son premier partenaire économique. Les relations entre l’Australie et la RPC se sont en effet tendues ces dernières années ; Pékin réagissant à des prises de position de l’Australie par des taxations voire le boycott d’exportations, ce qui affecte la croissance économique australienne. Inquiète de l’influence qu’exerce la RPC sur son sol comme dans son environnement proche, l’Australie fait le choix de s’aligner davantage sur les États-Unis.
Au-delà de la rupture du contrat par lequel Naval Group devait fournir des sous-marins à l’Australie, l’AUKUS met à mal la coopération stratégique entre Paris et Canberra et marginalise la France dans l’Indo-Pacifique. Ce contexte nouveau incite la France à accroître l’importance qu’elle accorde à ses Outre-mer qui lui permettent de se projeter dans le monde et constituent les assises géographiques et historiques de son projet Indo-Pacifique[iii]. Deux questions se posent alors : ce que représente, d’une part, l’archipel pour la France et ce qu’implique, d’autre part, le choix opéré par les Calédoniens dans une région de plus en plus marquée par l’influence chinoise.
L’archipel est historiquement perçu comme la clé de voûte de la présence de la France dans la zone : sa zone économique exclusive (ZEE) représente 19 % du domaine maritime total de la France ; il accueille quelque 2 000 personnels des différentes armes, ce qui en fait le principal point d’ancrage des forces armées de la France en Océanie ; il est enfin une réserve mondiale de nickel. À l’heure où un référendum d’autodétermination met sur la table l’éventualité de l’indépendance de l’archipel, l’attention se porte sur l’importance géopolitique de la Nouvelle-Calédonie, liant le maintien de la souveraineté de la France dans l’archipel à sa capacité d’action dans l’Indo-Pacifique.
Les richesses de l’archipel et son positionnement géographique au large de l’Australie comme au sein de l’arc mélanésien peuvent susciter l’intérêt de la région et des puissances qui participent de ces dynamiques. Une Nouvelle-Calédonie où s’affirmerait une forte influence chinoise constituerait un maillon local de la stratégie globale de la RPC et participerait de la remise en cause, à l’échelle de la région, de l’équilibre des puissances héritées de la Seconde Guerre mondiale. Signalons que la RPC est déjà présente dans l’économie calédonienne avec l’aval des gouvernements français et calédoniens qui permettent notamment des exportations de nickel[iv]. Sans angélisme à l’égard des arrière-pensées chinoises, il y a toutefois une marge entre la participation d’une influence chinoise dans l’économie calédonienne et la transformation de la Nouvelle-Calédonie en « quasi-protectorat »[v] chinois.
L’Australie est également particulièrement attentive à la stabilité de la Nouvelle-Calédonie, archipel de l’arc mélanésien qu’elle considère comme le dernier rempart de sa défense. Les autorités australiennes sont ainsi historiquement très attentives à la situation politique de la Nouvelle-Calédonie et considèrent la France, depuis les accords de Matignon-Oudinot (1988), comme un facteur de stabilité de l’archipel et de la région. Toutefois, le regard australien pourrait évoluer si la France ne parvenait pas à maintenir le dialogue et la stabilité de l’archipel au cours de la période qui s’ouvre après le vote du 12 décembre 2021.
Les Outre-mer, nécessaires acteurs de la stratégie Indo-Pacifique
Dans les Outre-mer des océans Indien et Pacifique, la souveraineté de la France n’est réellement contestée qu’en Nouvelle-Calédonie et dans une moindre mesure en Polynésie française ; des territoires dont les ZEE permettent à la France de se présenter comme une puissance océanienne, océanique et mondiale. La France estime donc avoir intérêt à s’y maintenir, mais cet intérêt global ne peut s’imposer ou supplanter sans risque le droit des peuples à l’autodétermination ou, plus largement, les volontés politiques locales. L’intérêt géopolitique dont la France investit ses Outre-mer en Indo-Pacifique incite à les intégrer davantage dans les processus de décision de la République, ce qui revient à s’appuyer sur le local pour construire une stratégie globale et à s’écarter d’une vision utilitaire des Outre-mer.
Dans le cas du lien avec la Nouvelle-Calédonie, la période de transition, ouverte jusqu’au 30 juin 2023, doit permettre l’élaboration d’un ou de projets statutaires pour l’avenir de l’archipel. Plusieurs options sont possibles, mais mener à bien la réflexion sur la relation à venir de la Nouvelle-Calédonie et de la France, rend nécessaire d’impliquer largement la société calédonienne et va vraisemblablement demander aux acteurs de faire preuve, une fois encore, d’imagination politique.
À l’échelle de l’Indo-Pacifique, l’intégration des Outre-mer appelle aussi à les impliquer davantage dans son élaboration conceptuelle et sa concrétisation sur le terrain. Or, il semble que ces Outre-mer aient été plus avisés que consultés dans la définition de ce nouveau paradigme de politique étrangère et de défense de la France.
En ne cantonnant pas ses Outre-mer aux rôles d’avant-poste mais en les pensant comme des partenaires effectivement impliqués et actifs dans l’élaboration de la stratégie Indo-Pacifique en construction, la France pourrait sécuriser ses intérêts politiques locaux et asseoir ainsi durablement ses ambitions globales.
Cette voie est déjà expérimentée à l’échelle régionale puisque la France a favorisé, ces dernières années, l’intégration des Outre-mer à leur environnement. Paris a déployé une intense activité diplomatique pour que la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française accèdent en 2016 au statut de membre à part entière au Forum du Pacifique, principale enceinte politique régionale conçue en 1971 pour porter la voie des États océaniens souverains[vi]. Les statuts actuels de la Nouvelle-Calédonie et de la Polynésie française leur permettent aussi de nommer des représentants locaux dans les ambassades de France de la zone et leur reconnaissent des capacités en matière de politique étrangère régionale ; une compétence encore peu exploitée.
Or, la France pourrait voir plus loin, en accompagnant ses Outre-mer dans l’élaboration d’un narratif géopolitique, appuyé sur leur ancrage et leur insertion régionale et articulé avec les impératifs globaux de la République.
Depuis 40 ans, la Nouvelle-Calédonie interpelle la France comme les Calédoniens sur leur capacité à imaginer des solutions singulières. Le statut de cette collectivité sui generis introduit ainsi une forme de fédéralisme au sein d’une République pourtant jacobine[vii]. Le narratif de l’Indo-Pacifique ajoute une variable géopolitique non négligeable à l’équation politique complexe que représente la Nouvelle-Calédonie. La construction de l’avenir statutaire de l’archipel s’inscrit dans un jeu d’échelles qui, du local au global, appelle à des évolutions ou à des innovations qui ne sont pas nécessairement à concevoir par la France comme une perte de puissance mais plutôt comme des vecteurs d’influence.
[i]. L. J. Barbançon, « Les kanak ont suffisamment connu le temps du “pays sans nous”, le temps de l’indigénat », Le Monde, 25 novembre 2021.
[ii]. S. Backès, « La Nouvelle-Calédonie est un levier essentiel pour affronter les enjeux de la région Indo-Pacifique », Le Monde, 29 septembre 2021.
[iii]. N. Maclellan, « AUKUS Debate “Influences France’s Attitude Towards New Caledonia” », The Interpreter, Lowy Institute, 8 décembre 2021.
[iv]. S. Mohamed-Gaillard, « Nouvelle-Calédonie, un enjeu local aux implications internationales », Terra Nova, 6 décembre 2021, disponible sur : tnova.fr.
[v]. L. Amelot, « La Nouvelle-Calédonie, le nickel et son avenir industriel : enjeux géoéconomiques » in L. Amelot, H. Eudeline et J-S. Mongrenier, La Nouvelle-Calédonie dans la France : enjeux géopolitiques du référendum du 12 décembre, Institut Thomas More, décembre 2021, disponible sur : institut-thomas-more.org.
[vi]. C. Lechervy, « Les collectivités françaises d’Océanie, actrices et atouts en Indo-Pacifique », Revue Défense Nationale, vol. 844, n° 9, novembre 2021.
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