Trentième anniversaire de la République islamique : les motifs de satisfaction du régime
Si la population n'a pas de raison de se réjouir, par contre, le régime a pour sa part quelques motifs de satisfaction. Parmi ces derniers, les plus importants sont au nombre de trois mais, comme nous le verrons, ils ont un coût politique et social très élevé et pèsent sur le devenir du pays et de la nation.
En cette année 2009 où la République islamique d'Iran commémore sa trentième année d'existence, les Iraniens ont peu de motifs de se réjouir. L'inflation est de l'ordre de 30%, le chômage frappe plus de 20% des personnes en âge de travailler et près de 50% des jeunes qui se présentent sur le marché du travail. L'économie du pays est plus que jamais tributaire des revenus pétroliers et la dépendance alimentaire ne fait qu'augmenter, l'Iran étant devenu, en 2008, le plus grand importateur de blé au monde, ses importations représentant l'équivalent de 6,5 % du commerce mondial de grains[1]. La fuite des cerveaux continue de plus belle, avec environ 150 000 départs annuels. Les droits de l'homme sont constamment bafoués tandis que le pouvoir ne cesse de répéter son slogan favori : " l'enrichissement de l'uranium est notre droit absolu ". Si la population n'a pas de raison de se réjouir, par contre, le régime a pour sa part quelques motifs de satisfaction. Parmi ces derniers, les plus importants sont au nombre de trois, mais, comme nous le verrons, ils ont un coût politique et social très élevé et pèsent sur le devenir du pays et de la nation.
La survie
La plus grande réussite de la République islamique est sans aucun doute d'avoir survécu jusqu'à ce jour. Elle a survécu à la guerre, à l'isolement international, au désenchantement populaire, à une très mauvaise gestion économique, et aux sanctions américaines et internationales. Le secret de cette pérennisation du régime instauré par l'ayatollah Khomeyni s'explique, du point de vue de ses dirigeants, par la justesse de la cause révolutionnaire ainsi que par les fondements populaires du système politique qu'ils ont mis en place. Mais, au-delà de cette explication pour le moins " idéaliste ", il existe un certain nombre de raisons plus prosaïques, mais bien plus déterminantes, qui peuvent être avancées.On peut schématiquement les regrouper autour de quatre facteurs essentiels : la guerre, la mise en place d'un appareil de contrôle et de répression très efficace, la manipulation des sentiments religieux et enfin le développement d'une politique clientéliste visant à doter le régime d'un pilier populaire bien utile. S'agissant de la guerre, malgré son coût humain et matériel extrêmement élevé, ce fut un événement béni pour le régime. La mobilisation de la population dans la défense du territoire national iranien face à l'agression caractérisée de l'Irak de Saddam Hussein a permis au régime de trouver le temps de consolider ses bases et d'éliminer ses concurrents -les partis de gauche comme les islamo-nationalistes-, qui avaient tous participé activement au mouvement révolutionnaire. La guerre fut aussi l'occasion pour le régime de conforter sa garde prétorienne, les Pasdaran. Faisant appel au nationalisme, il parvint à créer dans les esprits une confusion entre islamisme et patriotisme. Puisant dans la tradition chiite, il utilisa le mythe de la souffrance salvatrice, et instaura le culte du sacrifice suprême et du martyre. Même la période de l'après-guerre, à cause de la nécessaire priorité accordée au discours sur la reconstruction, fut une période bénéfique au régime qui, sous le prétexte de l'urgence de la remise en marche du pays, écarta toute demande politique et sociale ne lui convenant pas. Très rapidement, invoquant une menace contre-révolutionnaire, le nouveau régime instaura en place un formidable appareil de répression et de contrôle de la société, sans précédent dans l'histoire du pays. Le territoire national fut mis sous le contrôle des Komiteh de quartier qui, en toute impunité, s'immiscèrent dans la vie de tous les jours des citoyens. Les pasdaran et leurs auxiliaires, de jeunes fanatiques, les basiji (mobilisés), furent eux aussi mis à contribution pour faire pression sur tous ceux qu'ils considéraient comme ayant une attitude ou un comportement contraire aux valeurs islamiques ou pouvant porter atteinte à la sécurité du régime. Un autre instrument de répression fut la mise en place des tribunaux islamiques chargés d'éliminer " les corrupteurs sur terre ", les ennemis de la révolution, les " oppresseurs des déshérités ". A cette panoplie déjà bien fournie fut ajoutée une multitude d'organes de surveillance, de renseignement, et de polices politique, civile et militaire, dont le plus célèbre est la Vevak, le ministère de l'information et du renseignement. Mais, en plus de tout l'appareil répressif et des tribunaux révolutionnaires, qui continuent à fonctionner 30 ans après la révolution, la République islamique s'est aussi dotée de l'une des législations les plus répressives du monde. C'est ainsi que l'Iran se place aujourd'hui au deuxième rang mondial pour les exécutions capitales après la Chine, et détient le plus fort taux par habitant d'application de la peine de mort au monde[2]. Quant à la manipulation des sentiments religieux des musulmans pratiquants, rien de moins étonnant qu'une théocratie, dominée par le clergé, n'use et abuse de cette possibilité. Outre la mainmise totale sur la radio et télévision, qui sont devenues les instruments privilégiés de la propagande politico-religieuse, l'islamisation de l'enseignement et de l'université a ouvert au clergé une voie royale pour influencer toute la jeunesse. Par ailleurs, les lieux de culte comme les mosquées ne sont plus des lieux uniquement réservés à la prière et aux cérémonies religieuses privées et autonomes, mais des lieux pris en charge par l'Etat qui y distille son discours à travers des prêches formatées sur un modèle proposé par les bureaux du Guide suprême. Même, le président Ahmadinejad, qui n'est pas membre du clergé, utilise habilement la corde religieuse en se présentant comme un fervent serviteur du Douzième imam, dont il ne cesse d'annoncer le retour prochain, en référence à l'eschatologie chiite. Le développement des institutions révolutionnaires (nahadhay-e enghelab), le passage d'importants secteurs économiques sous le contrôle de fondations (Bonyad), l'octroi d'aides et de subventions aux franges les plus pauvres de la population par des œuvres de bienfaisances liées au pouvoir, les facilités de toutes natures accordées aux familles des martyrs, l'implication de plus en plus importante des Gardiens de la révolution dans le commerce et l'économie et bien d'autres moyens ont permis la formation d'une nouvelle catégorie sociale dans la population. Cette dernière est composée de plusieurs millions de personnes, dont le confort et même la survie économique dépendent entièrement des liens existentiels qu'elle entretient avec le pouvoir politico-religieux. Cette population " clientélisée ", aisément mobilisable, constitue un point d'appui essentiel pour un régime populiste qui se légitime aussi par le recours aux masses populaires " convoquées " aux occasions importantes à participer à la vie politique du pays en manifestant sur la place publique.
La diplomatie
Outre sa pérennisation, un deuxième succès qu'il faut inscrire au crédit du régime iranien, est son habilité diplomatique sur la scène internationale. Si l'on accepte que l'événement fondateur de la politique étrangère iranienne n'était pas seulement la révolution mais surtout la prise en otage des diplomates américains dix mois après le triomphe de la révolution - ce qui a été condamné unanimement par la communauté internationale -, la République islamique s'est trouvée de ce fait en position de faiblesse sur la scène internationale. Cette situation l'a amenée à pratiquer une diplomatie que l'on pourrait qualifier de " diplomatie asymétrique ", à l'instar des conflits armés mettant en présence des combattants matériellement insignifiants, qui se servent des points faibles d'un l'adversaire beaucoup plus puissant qu'eux, pour parvenir à leur but. Dans ce style de pratiques, il faut le reconnaître, la République islamique a fait la preuve de sa grande maîtrise. Mêlant la confrontation rhétorique à la conciliation pratique, soufflant le chaud et le froid, utilisant le double et même le triple langage destiné à créer la confusion chez l'adversaire, manipulant l'ambiguïté et l'équivoque avec un art consommé, tout en jouant de la temporisation avec une grande subtilité. Un exemple, parmi d'autres, de cette pratique diplomatique est la gestion de la question nucléaire par Téhéran depuis plus de six ans. Cependant, si cette méthode et ces techniques, associées avec un certain nombre d'autres moyens appropriés, permettent au régime de conforter ses positions aux plans régional et international, elles ont un coût exorbitant pour le pays qui voit ses intérêts nationaux sacrifiés sur l'autel des intérêts du régime. En fait, cette politique, en conformité avec les ambitions idéologiques du pouvoir islamique, qui se veut à la pointe de la contestation de l'ordre international dominé par " l'arrogance mondiale " et le fédérateur de la lutte contre le sionisme, contribue en même temps à l'isolement de l'Iran sur la scène internationale. Pour l'Iran, un pays charnière à l'intersection de plusieurs mondes et producteur d'énergie, la pire des politiques est celle qui conduit à l'isolement international empêchant la mise en valeur de ses véritables atouts[3]. Il serait fastidieux de faire le bilan des pertes économiques subies par l'Iran depuis trente ans du fait de ses choix en matière diplomatique, mais une simple comparaison entre la Turquie, l'Arabie saoudite et l'Iran sur la question des investissements étrangers durant les vingt-sept dernières années est de ce point de vue édifiante. De 1980 à 2007, les investissements directs étrangers en Turquie se sont élevés à 146 milliards de dollars, à 76 milliards de dollars en Arabie saoudite et seulement à 5 milliards de dollars en Iran[4].
L'image
La troisième réussite incontestable du régime iranien est d'être parvenu à se faire passer auprès de l'opinion publique internationale pour un régime relativement démocratique dans une région du monde où, sauf rares exceptions, la démocratie brille par son absence. Or, l'Iran est une république théocratique, dirigée par une oligarchie fondamentaliste. La dimension " républicaine " de ce système politique, naturellement limitée, est entièrement contrôlée par la composante théocratique, dont un des objectifs majeurs est justement d'éviter tout dépassement des lignes rouges tracées par elle-même et qu'elle impose à toute dynamique démocratique qui pourrait éventuellement échapper à son emprise. L'autre objectif de l'appareil théocratique, instauré par le Guide suprême, est de déterminer les lignes directrices de la politique interne et internationale du régime. Enfin, par sa mainmise totale sur les forces armées, la justice, l'information et tous les services de répression et de renseignements, le Guide détient les clés de tout l'édifice institutionnel. D'où provient cette perception erronée du caractère relativement " démocratique " de ce régime ? De fait, elle est le résultat d'une trentaine de campagnes électorales organisées tambour battant à l'occasion des élections présidentielles, parlementaires et municipales qui se sont déroulées depuis trente ans dans le pays. Alors que la scène politique est entièrement monopolisée par les islamistes, l'habileté du pouvoir iranien est de parvenir à faire passer, devant l'opinion publique internationale, des élections qui ne sont ni libres, ni justes, ni transparentes pour des élections quasi démocratiques. Si la démocratie doit se concevoir comme l'acceptation du multipartisme, de la liberté d'expression, de la pluralité et de la possibilité d'alternance au pouvoir, rien de tout cela n'existe en République islamique d'Iran. En effet, le système électoral, comme d'ailleurs le système parlementaire iranien, sont plus que verrouillés, ils sont cadenassés. Tout candidat, à n'importe quelle élection, avant d'être inscrit sur les listes, doit avoir l'autorisation du Conseil des gardiens dont la moitié des 12 membres est désignée directement et l'autre moitié indirectement par le Guide. Ce filtrage ne laisse passer que les candidats entièrement loyaux au régime et à son dirigeant suprême. En ce qui concerne par exemple le Parlement, le même Conseil des gardiens examine en plus la conformité des lois votées avec la Constitution et la religion. S'il y a conflit entre le Conseil et le Parlement, il existe un recours : le Conseil du discernement de l'intérêt du régime, dont les membres sont aussi désignés par le Guide, et qui tranche en dernière analyse. En d'autres termes, le Parlement est contrôlé à l'entrée comme à la sortie par une instance non élue. Les partis politiques dignes de ce nom sont interdits mais le factionnalisme existe au sein de l'élite dirigeante. Il est même encouragé parce qu'il donne l'illusion de la pluralité et permet une dynamique de rivalités, bénéfique pour l'image démocratique que le régime entend projeter, tout en évitant des regroupements importants pouvant menacer l'équilibre du système. L'élection présidentielle a lieu tous les quatre ans à l'intérieur de ce mode de fonctionnement. Ces pseudos élections démocratiques propulsent au pouvoir un chef d'Etat, qui n'est pas le numéro un du régime mais qui peut et doit apporter sa touche personnelle, ce qui donne l'impression d'un changement. Cela d'autant plus que l'arrivée au pouvoir par exemple d'un président " modéré ", contrairement à un ultraconservateur comme Ahmadinejad, peut contribuer à détendre quelque peu l'atmosphère souvent lourde qui pèse sur la vie quotidienne des gens. Mais derrière ces modifications cosmétiques - qui ne sont certes pas totalement sans conséquences pour la vie de tous les jours de la population et surtout de sa frange la plus aliénée, à savoir les femmes et la jeunesse -, les Iraniens vivent en fait dans un système politique où l'apparence compte plus que la réalité et où sur le fond, plus çà change, plus c'est la même chose. Dans ces conditions, au-delà de l'image envoyée au monde, à quoi servent ces élections ? D'abord à légitimer le système tout en discriminant la majorité non-éligible. Ensuite, à départager les factions rivales présentes à l'intérieur des cercles du pouvoir et qui veulent chacune leur part du gâteau. Enfin, à manipuler les sentiments religieux de la population, dont la participation aux votes est présentée comme un soutien à l'islam. Le gagnant des scrutins étant invariablement le régime pourquoi se priverait-il de cet exercice ?
[1] Financial Times, 16 April 2009.
[2] Fédération internationale des ligues des droits de l'Homme (FIDH), La peine de mort en Iran : une politique de la terreur, 23 avril 2009.
[3] Selon une étude récente réalisée par le National Foreign Trade Council (Etats-Unis), à moyen terme, la levée des sanctions américaines et la libéralisation de l'économie iranienne pourraient accroître le commerce total de l'Iran de près de 61 milliards de dollars par an (au prix du pétrole 2005 de 50$ le baril), accroissant ainsi le PIB iranien de 32 % ! Dans le secteur du pétrole et du gaz, la production et les exportations augmenteraient de 25 à 50 %, augmentant la production de pétrole brut mondiale de 3%. Voir www.nftc.org/default/trade/NFTC%20Iran%20Normalizaton%20Book.pdf[4] UNCTAD Handbook of Statistics 2008 (stats.unctad.org/FDI/TableViewer/tableView.aspx?ReportId=1254)
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