Veille d'élections législatives et présidentielles en Indonésie : débat des grandes manoeuvres...
La République indonésienne s'apprête à élire ses députés et son président. C'est le destin de 237 millions d'habitants, à majorité musulmans et nouveaux partenaires privilégiés des Etats-Unis, qui est en jeu.
L'Indonésie est en voie de définitivement digérer la Reformasi qui a mit fin à l'Ordre nouveau de l'autocrate Suharto (1921-2008) en mai 98. Lors des dernières élections en 1999 et 2004, les nouveaux acteurs de la scène politique prenaient leurs marques ; la démocratie cherchait une assise. Aujourd'hui, nulles démissions précipitées, manifestations ou nouvelle constitution : les élections qui s'annoncent ont été programmées de longues dates et vont permettre de juger des réformes mises en place par le président sortant Susilo Bambang Yudhoyono : lutte contre la corruption, gestion de la crise économique notamment via les subventions et allocations auprès des plus pauvres, politiques de décentralisation et d'infrastructures.
La course s'annonce d'autant plus belle que les enjeux sont de taille et les ambitions clairement affichées. Après maintes négociations, les dates finalement retenues pour satisfaire les superstitions de tous ordres et de chacun sont le 9 avril pour les élections des députés au DPR (Dewan Perwakilan Rakyat ou Conseil représentatif du peuple) et le 9 juillet pour les élections présidentielles. Le monde entier, à commencer par les Etats-Unis, aura bientôt les yeux braqués sur ces prochaines échéances électorales qui animeront l'archipel d'Aceh à la Papouasie occidentale, via Java et les Moluques. A l'occasion du voyage d'Hillary Clinton à Jakarta (cf. Lettre de Centre Asie - 39), Washington a en effet redécouvert qu'il s'agissait de l'Etat comptant la plus importante population musulmane au monde (86% de ses 237,5 millions d'habitants). Notons que ses 17 508 îles abritent aussi trois des détroits - ou choke points - les plus stratégiques de la planète car en lien direct avec les marchés chinois et japonais : Malacca, Lombok et Makassar. Parfois qualifiée à tort de " second front de la terreur " sous l'ère de Georges Bush, l'Indonésie s'affiche aux yeux de l'administration Obama comme un levier de poids pour influer sur le monde musulman en général et sud-est asiatique en particulier. Reste à savoir avec quel parti et quel leader les Etats-Unis pourront travailler au lendemain de la proclamation des résultats : réponses en mai pour les législatives, et cet automne pour les présidentielles. Toutefois, descendre dans l'arène politique indonésienne permet d'y voir se dessiner les grandes lignes des tendances à venir.
Etat des lieux d'une scène politique en recomposition
Plusieurs équipes se disputent les sprints intermédiaires - ou scrutins locaux - autant que la victoire d'étape, au sommet du pouvoir. Certaines grosses formations jouent sur les deux tableaux. Parmi les plus expérimentées et par ordre décroissant de représentativité actuellement au Conseil représentatif du peuple (DPR), on dénombre :
- le Golkar (Golongan Karya ou Groupes fonctionnels) dont un des chefs de file, Jusuf Kalla, est l'actuel vice-président indonésien;
- le PDI-P (Partai Demokrasi Indonesia - Perjuangan ou Parti démocratique indonésien - lutte) mené par l'ancienne présidente Megawati aujourd'hui dans l'opposition;
- le PD (Partai Demokrat ou Parti démocrate), créé seulement en 2001 par/pour le président Susilo Bambang Yudhoyono dit SBY.
Selon un sondage conduit en mars par des instituts sérieux, les rapports seraient à présent inversés : 22% d'opinions favorables pour le PD, en très forte progression, 16% pour le PDI-P et 14% pour le Golkar, ancien parti au pouvoir durant l'Orde baru (ou Ordre nouveau, de 1966 à 1998) et dont l'influence tend à décroître depuis la Reformasi en mai 98.
Face à ces partis plutôt séculiers et partisans du Pancasila (philosophie politique fondée sur cinq principes régissant l'Etat indonésien : croyance en un Dieu unique, humanisme, unité, démocratie, justice), quatre partis nettement marqués par l'islam disposent chacun d'une cinquantaine de sièges; par ordre décroissant il s'agit de :
- l'islamique mais modéré PPP (Partai Persatuan Pembangunan ou Parti uni du développement),
- le traditionaliste mais très ouvert PKB (Partai Kebangkitan Bangsa ou Parti du réveil national) aujourd'hui divisé entre les partisans et opposants de l'ancien président de la République et chef de file Gus Dur,
- le moderniste PAN (Partai Amanah Nasional ou Parti du mandat national) constitué autour de la personne d'Amien Rais,
- le plus énigmatique, voire extrémiste, PKS (Partai Keadilan Sejahtera ou Parti de la justice et de la prospérité), que plusieurs analystes considéraient comme potentiel trouble-fête ou quatrième force parmi les partis favoris.
Aujourd'hui, le poids total de tous les partis religieux avoisine les 25%, ce qui est peu, voire décevant étant donné les ambitions affichées. Malheureusement pour eux, les Indonésiens sont plus préoccupés par les problématiques socio-économiques que par les questions idéologico-religieuses. Néanmoins, le jeu des alliances fait de ces mouvements des partenaires incontournables : leurs voix permettront à certaines grandes formations d'atteindre les seuils nécessaires pour permettre les candidatures envisagées (cf. infra).
A ces neuf principaux partis, s'ajoutent 36 autres formations qui elles aussi se sont lancées officiellement dans la campagne électorale le lundi 16 mars. Loin des officines basées à Java, au plus profond du monde rural ou dans les modestes chefs-lieux de district, la réalité du terrain risque d'imposer sa loi. Ainsi en va-t-il par exemple à Bintan, dans l'archipel des Riau au sud de Singapour, où le président de l'assemblée locale Bobby Jayanto demeure pour la population un mafieux notoire, impliqué dans autant de crimes que de trafics sordides. Peut-être la politique est-elle effectivement son chemin de repentance ?! Dans un genre plus dramatique, un soldat a été tué le 14 mars à l'est, en Papouasie occidentale, où les tensions séparatistes demeurent prégnantes. De même, beaucoup veillent sur Aceh où une campagne électorale menée sans tensions constituerait un parfait épilogue aux accords de paix conclus en août 2005.
De façon générale pour les quelque 33 provinces indonésiennes, une autre incertitude concerne le personnel politique qui sortira des urnes. Si pour les élections présidentielles, les favoris restent inchangés, pour les législatives le nouveau mode de scrutin pourrait bouleverser la donne : pour la première fois, la prime ira non aux têtes de listes nommées par les caciques des partis mais aux candidats directement désignés par les électeurs ; une telle innovation devrait conduire au retrait relatif des leaders issus des quartiers généraux javanais et à l'émergence de figures locales, de célébrités ou d'hommes d'affaires. Au niveau législatif, l'Indonésie pourrait alors voir surgir une nouvelle génération sans doute peu rompue à la pratique législative même si certains partis coachent déjà leurs nombreux candidats venus de la société civile ou du monde du spectacle.
Variété des facteurs propices aux changements de stratégies électorales
Le doping - ou magie noire - que fournissent traditionnellement les dukun (ou sorciers) aux états-majors des partis ne suffit pas à expliquer les dynamiques en cours.
Le marketing - politique - non plus : seulement dix ans après la première élection libre suite au départ de Suharto, il ne connaît en Indonésie que ses balbutiements. Certes des partis commencent à investir dans le clip télévisé. Selon l'analyste William Liddle et à la lecture de récents sondages, la stratégie s'avérerait payante. Mais la majorité des postulants semble tâtonner en matière de communication. D'enthousiastes postulants n'hésitent pas, par exemple, à poser en super-héros avec capes et pectoraux factices. Pour séduire les 170 millions d'électeurs, il est normal de trouver quelques originaux parmi les 11 000 personnes - contre 7 000 en 2004 - concourant pour les 560 sièges du Parlement. Mais s'il est louable de vouloir éveiller à tout prix l'intérêt de citoyens déçus par la corruption qui gangrène tous les échelons administratifs à cause de la décentralisation en cours, le fond du message pâtit malheureusement d'une forme frisant le ridicule (cf. les affiches recensées par le site www.janganbikinmalu2009.com, à traduire par " efaitespashonte2009 ").
Demeurent les classiques stratégies partisanes qui se nouent à Jakarta, surtout pour présenter le meilleur ticket président/vice-président en vue de la victoire finale lors des présidentielles. A cette fin, les états-majors ne semblent se déterminer qu'en fonction de trois critères.
- Tout d'abord, les règles électorales du régime présidentiel qui obligent à totaliser 25% des sièges au Parlement ou 20% lors des élections législatives pour pouvoir se présenter. Des alliances, même avec les partis religieux (cf. supra) sont donc parfois nécessaires pour atteindre le seuil ;
- Ensuite, les débats de fond, assez pauvres, qui tournent essentiellement autour du bilan du Yudhoyono. Or, ce bilan est satisfaisant. La plupart des nombreux swing voters sont sensibles d'une part à la paix acquise à Aceh en 2005 grâce aux efforts du président, d'autre part à sa gestion actuelle de la crise économique puisque la croissance devrait se maintenir autour de 4,5-5% en 2009, enfin - sujet particulièrement sensible - à la lutte contre la corruption du fait de quelques bons résultats acquis dans l'affaire de la banque centrale indonésienne (Bank Indonesia) ;
- Enfin, le charisme et la poigne des candidats qui demeurent un élément décisif pour enlever les suffrages.
"Triangle d'or " versus " Pont d'or "
Fort de ces pré-requis, les négociations et pronostics animent le débat : qui s'accoquinera avec qui pour former la meilleure coalition ? Qui osera former un duo avec quel candidat ?
- Aujourd'hui, le Parti démocrate du président Yudhoyono semble sûr de son poids ; aussi paraît-il prêt à reconduire SBY tout en s'ouvrant à des partis musulmans pour élargir son électorat ; le PD relié aux PKS, PKB et PAN créerait ce que ces mouvements appellent déjà le " pont d'or ".
- En face, les deux autres principaux partis - PDI-P et Golkar - pourraient alors faire cause commune. Les leaders de ces formations - Megawati et Jusuf Kalla - laissaient récemment présager d'un possible rapprochement. Le très musulman PPP les rejoindrait même pour former " le triangle d'or ". Mais pour l'heure, aucune plate-forme claire et précise n'est encore venue sceller cette union.
PD seul ? PD-PKS-PKB-PAN ? PDI-P-Golkar ou Golkar-PDI-P ? PD-Golkar-PAN ? A écouter les Indonésiens en parler avec passions autour du thé javanais ou du café sumatranais, les combinaisons paraissent infinies.
Cette année, le manque de visibilité ne vient donc pas des forêts de Kalimantan mais des quartiers généraux des partis à Jakarta. Ce flou perdurera probablement jusqu'aux élections locales du 9 avril. Avant, les candidats n'en finiront pas de se jauger, de se tester, de s'épier. Mais une fois les résultats connus et les rapports de force clairement établis, les couples se formeront pour soumettre le choix du président au suffrage universel direct. Ne sera-ce pas trop tard ? Sans prise de risque et à tergiverser sans cesse, les challengers de Yudhoyono ne font-ils pas le jeu d'un président sortant fort de son aura ? Le " syndrome Armstrong " a jadis marqué le peloton du Tour de France ; la passivité de ses rivaux a en effet permis à l'Américain de gagner l'épreuve à sept reprises. SBY n'achève quant à lui que son premier mandat mais il paraît également écraser la course et déstabiliser ses concurrents en manque d'inspiration et d'initiatives.
Heureusement, les Indonésiens se révèlent être de grands adeptes d'épopées au long cours, théâtrales (wayang kulit) ou télévisées (cinetron), électorales ou pas. Aucun rebondissement n'est donc à exclure. Gageons que la première force politique du pays, à savoir les indécis encore crédités d'environ 23% en mars, se tient prête à sanctionner le moindre dérapage d'un parti ou d'un candidat. Ce sera peut-être très prochainement le cas puisque des proches de Yudhoyono viennent d'être accusés d'avoir utilisé un registre recensant plus de 300 000 noms fictifs lors d'élections provinciales l'année dernière. Personne n'est donc à l'abri du scandale. Pas même le président de la République. Pour l'heure, au gré des meetings, les Indonésiens chantent et dansent. Mais certains analystes prévoient le pire si d'autres plaintes devaient être déposées suite à ce précédent ou à cause du soi-disant amateurisme de la commission pour les élections générales (KPU - Komisi Permilihan Umum).
Finalement, les forces en présence, les programmes et même la pratique électorale ne présentent pour l'heure aucune grande nouveauté. Barak Obama devrait donc être en mesure de s'appuyer sur un dirigeant modéré pour mener une diplomatie innovante vis-à-vis de l'Asie du Sud-est et des pays musulmans. Actuellement favori, SBY serait l'interlocuteur idéal : ancien officier, il a été formé aux Etats-Unis et - fait rare en Indonésie - il parle parfaitement anglais. Seule incertitude, s'il est élu : Yudhoyono devra veiller à gagner en maturité et crédibilité après ses tristes prestations sur la scène internationale, par exemple en matière de protection de l'environnement.
Eric Frécon est chercheur associé au Centre Asie et post-doctorant au sein du programme Indonésie de la S. Rajaratnam School of International Studies (Singapour).
Sources :
- Antara News (agence de presse indonésienne)
- Asia Intelligence (www.asiaint.com)
- CIA, the World Factbook: Indonesia (réactualisé le 5/3/2009)
- Séminaires organisés par le programme Indonésie à la RSIS
- The Jakarta Post (Indonésie)
- The Straits Times (Singapour)
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