Afrique du Sud : «Face à la multiplication des conflits, nous manquons de figures tel que Desmond Tutu»
ENTRETIEN - Avec la crise du Covid-19 et la disparition en 2021 de deux grandes figures de la lutte anti-apartheid, Frederik de Klerk et Desmond Tutu, l'Afrique du Sud est affaibli. Le spécialiste de l'IFRI, Thierry Vircoulon, analyse la situation politique et sociale du pays.
Thierry Vircoulon est coordinateur de l'Observatoire de l'Afrique australe et centrale à l'IFRI. Il publie, entre autres, L'Afrique du Sud démocratique ou la réinvention d'une nation (Éditions L'Harmattan, 2004).
La mort de Desmond Tutu, figure de la lutte anti-apartheid, marque-t-elle selon vous la fin d'une ère ? Quel est son héritage ?
Thierry Vircoulon. - La mort de Desmond Tutu - avec celle de Frederik de Klerk (prix Nobel de la paix aux côtés de Nelson Mandela en 1993) en novembre 2021 - marque la disparition de cette génération d'icônes de la lutte anti-apartheid. Il y a désormais, dans la structure démographique de l'Afrique du Sud, toute une génération de jeunes, appelés les «born free», qui n'ont pas connu l'apartheid. Cette nouvelle génération aura indéniablement un impact politique car elle n'a pas connu l'apartheid et ne voit donc pas l'ANC comme la voyaient leurs parents. En ce qui concerne l'héritage de Desmond Tutu, l'Afrique du Sud a donné naissance à un leader religieux dont le charisme personnel et l'autorité morale lui ont conféré un rôle très important dans la transition de l'apartheid à la démocratie et la construction de la paix sud-africaine. En conséquence, sa mémoire n'est pas prête de s'éteindre. Quand on voit la multiplication des conflits et leurs impasses dans le monde actuel, on se dit qu'il nous faudrait 10 Desmond Tutu.
Cet été, l'incarcération de l'ex-président Jacob Zuma a déclenché des émeutes et des pillages qui ont dégénéré dans les pires violences depuis la fin de l'apartheid, faisant un total de 337 morts. Quel est l'état de la démocratie sud-africaine postapartheid ?
C'est une démocratie désenchantée. Tous les indices du désenchantement à l'égard de la situation politique et économique sont au rouge. L'abstention augmente à chaque scrutin. Elle a dépassé les 50% lors des élections locales en 2021.
La désaffection de la population pour l'ANC (African National Congress) s'accroît aussi à chaque scrutin et l'usure du pouvoir est évidente car l'ANC est aux commandes du pays depuis 1994. Pourtant, on ne voit pas émerger une autre force politique alternative de droite ou de gauche. Ceux qui ont rompu avec l'ANC et ont tenté leurs chances ont jusqu'à présent échoué. Julius Malema, ancien président de la Ligue des Jeunes de l'ANC et fondateur du parti Economic Freedom Fighters, incarne une tentative de défier l'ANC sur sa gauche mais son parti plafonne dans les scrutins (10% lors des dernières élections locales). À droite l'Alliance Démocratique qui représente l'alliance électorale des minorités blanche, métisse et indienne a échoué à attirer des électeurs africains et est en train de se replier sur son électorat de base. Le marché politique sud-africain est complètement bloqué. Les électeurs sont en demande d'alternative mais il n'y en a pas de suffisamment crédible alors que le soutien populaire de l'ANC s'effrite irrémédiablement. Le résultat des dernières élections locales reflète cette situation : dans plusieurs métropoles dont Johannesburg, aucun des deux grands partis n'est majoritaire et ils ont dû former des coalitions fragiles où des micro-partis jouent les faiseurs de rois.
Malgré les scandales, Jacob Zuma reste-t-il populaire ? Pourquoi ?
Jacob Zuma n'est plus populaire. L'escalade des violences suite à son incarcération s'explique parce qu'il bénéficie toujours de soutiens actifs localisés au sein de l'ANC qui relèvent moins de sa popularité que d'un clientélisme quasiment mafieux. Ces violences sont aussi et surtout le symptôme du mécontentement profond dans les townships face à une crise socio-économique structurelle. L'Afrique du Sud connaît depuis 20 ans un taux de chômage de 25% en moyenne et celui-ci vient d'atteindre 35% en 2021 car le Covid-19 a aggravé cette crise socio-économique.
Peut-on expliquer, en partie, les violences par les clivages ethniques qui perdurent dans la société sud-africaine ?
Les clivages ethniques sont un très lointain souvenir pour la société sud-africaine, Thierry Vircoulon
Non. Les clivages ethniques sont un très lointain souvenir pour la société sud-africaine. Dès la fin du XIXe siècle, le pays a connu une industrialisation et la formation d'un prolétariat africain qui vivait en ville. La dés-ethnicisation de la population sud-africaine sous l'effet du processus d'urbanisation et d'industrialisation a été profonde et la lutte contre l'apartheid y a aussi contribué en obligeant les Africains à s'unir contre leur oppresseur. Le cantonnement des Africains selon leur ethnie était, en effet, la politique menée par le régime d'apartheid à travers les "bantoustans". Le président actuel, Cyril Ramaphosa, est originaire d'un groupe ethnique ultra-minoritaire du nord du pays (les Venda), et non d'un des grands groupes ethniques d'Afrique du Sud (sotho, zoulou et xhosa). Cela ne l'a pas empêché de faire une longue carrière politique et d'arriver au pouvoir.
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> Lire l'interview sur le site du Figaro
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