Après Kherson, la Crimée ?
Après la reprise de Kherson à la mi-novembre, l’armée ukrainienne se rapproche de la Crimée annexée. La péninsule servira-t-elle de monnaie d’échange entre l’Ukraine et la Russie ? Ou provoquera-t-elle une montée aux extrêmes ? La reprise de Kherson par l’armée ukrainienne a soulevé un espoir : la perspective de la paix après neuf mois de conflit. Volodymyr Zelensky a affirmé que cette victoire marquait « le début de la fin de la guerre », tandis que Vladimir Poutine paraît plus isolé que jamais.
Emmanuel Macron est prêt à jouer un rôle d’intermédiaire. L’espoir de négociations entre l’Ukraine et la Russie est-il réaliste ? Après tout, selon la célèbre formule de Carl von Clausewitz (1780-1831), la guerre « est la continuation de la politique par d’autres moyens » (De la guerre) : elle constitue une période violente, faite pour être refermée après avoir déterminé un nouveau rapport de forces. Alors que le conflit saigne les deux pays et que Moscou ne parvient pas à atteindre ses objectifs, le moment des discussions est-il proche ?
Un obstacle saute aux yeux : la Crimée, la péninsule annexée par la Russie en 2014, proche de Kherson. Fidèle à l’opinion des Ukrainiens, le président Zelensky n’a jamais caché son ambition de restaurer l’intégrité territoriale de son pays. Mais la Crimée a une autre valeur que Kherson ou Zaporijia aux yeux de Vladimir Poutine. Il a fait de son annexion, accueillie avec enthousiasme par les Russes, l’acmé de toute sa vie politique. C’est pourquoi, nous explique Tatiana Kastouéva-Jean, directrice du Centre Russie/Nouveaux États indépendants à l’Institut français des relations internationales (Ifri), le scénario d’une reconquête militaire de la Crimée par l’Ukraine est « le plus problématique ». Quelle serait la réaction de la Russie ?
Une réponse nucléaire « ne peut être exclue » pour défendre ce qu’elle considère comme son territoire. Comment se conduiraient les Criméens eux-mêmes, dans une région où les pro-Russes sont nombreux ? « Certains, par peur de la punition ukrainienne, fuiraient vers la Russie ». Quant aux Occidentaux, « ils auraient du mal à soutenir une reprise par la force » et cesseraient peut-être de livrer les armes qui permettraient d’y parvenir.
Dans un deuxième scénario, le sort de la Crimée serait « intégré à des négociations » entre Kiev et Moscou. La région servirait « de monnaie d’échange, quitte à reporter de plusieurs années le règlement de son statut ». Et « les Occidentaux s’accommoderaient aisément » de cette option. Un troisième scénario existe mais demeure peu probable : « une reprise de la Crimée par voie pacifique », une partie de sa population émigrant en Russie, une autre voyant son intérêt à rejoindre l’Ukraine. Résumons : si Zelensky renonce à reprendre la Crimée, il risque d’être rejeté par son peuple. S’il l’occupe, la réaction du Kremlin sera forte, et le soutien de l’Occident se tarira. Le conflit entre les principes (la Crimée est ukrainienne, renoncer à la réintégrer n’est pas possible) et le réel (la reprendre n’est pas évident) est flagrant.
Nous nous trouvons dans une situation, explique encore Tatiana Kastouéva-Jean, où tout le monde « tâtonne » en attendant ce qui se passera sur le plan militaire. La guerre comme « continuation de la politique » n’est donc pas un pur produit de la volonté.
Elle se joue d’abord sur le terrain avec de multiples « frictions » dues à la confrontation des plans avec la réalité, des hasards qui « engendrent des phénomènes imprévisibles » et oblitèrent tout calcul abstrait. Nul ne sait comment le rapport de forces entre l’armée ukrainienne et l’armée russe va évoluer. On peut donc considérer que le sort de la Crimée échappe aux questions de principe et dépendra essentiellement de ce que Clausewitz appelle les « lois du calcul des probabilités » de la guerre réelle. C’est précisément cette contingence des opérations de guerre qui empêche la « montée aux extrêmes » des belligérants, option purement théorique dans l’esprit de Clausewitz.
Cette montée aux extrêmes n’est pas à exclure, tant la Crimée est un enjeu sacralisé par le Kremlin et représente pour Kiev le point d’orgue de la libération du pays. Même si la paix n’est pas pour demain, les succès actuels de l’armée ukrainienne contraignent les acteurs de la guerre à se poser des questions difficiles.
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