Comment la Chine veut quadriller le monde
Les nouvelles routes de la soie chinoises ont vocation à remodeler la planète, selon une étude à paraître de l'Ifri. Un an et demi de travail, sept chercheurs mobilisés : l'étude menée par l'Institut français des relations internationales (Ifri) sur "La France face aux nouvelles routes de la soie chinoises" et publiée mardi 9 octobre, révèle l'ampleur vertigineuse de ce projet initié par Xi Jinping en 2013.
Pour la première fois, le président chinois évoque alors ce concept, qui consiste à développer des liaisons maritimes, routières et ferroviaires avec des pays d'Asie centrale et d'Europe. Il s'agit de sécuriser les approvisionnements du pays-continent et de développer la coopération à travers l'Eurasie.
En mars 2015, ce terme apparaît dans des documents officiels, et l'on commence alors à réaliser que ce projet ne cesse d'évoluer et qu'il va bien au-delà d'un simple plan d'investissement. En réalité, ce plan stratégique propose "un nouveau cadre de référence pour la mondialisation", estime Alice Ekman, responsable des activités Chine à l'Ifri et coordinatrice de cette étude. En voici les principales clés.
Un projet qui monte en puissance
"Depuis son lancement en 2013, le concept chinois des nouvelles routes de la soie n'a cessé d'évoluer. Il s'est façonné et élargi petit à petit... Les autorités chinoises envisageaient, au départ, une soixantaine de pays concernés, mais l'an dernier, au forum de Davos, Xi Jinping a évoqué une centaine d'États et d'organisations internationales, incluant l'Asie, l'Europe mais aussi l'Afrique, l'Amérique latine et l'Arctique. En fait, pour Pékin, tous les pays sont potentiellement concernés.
Cette montée en puissance est également sectorielle. Le concept chinois englobait au départ des projets d'infrastructure de transport (ports, routes, aéroports, réseaux ferroviaires), puis les projets d'infrastructures se sont diversifiés : énergie, télécommunications (câbles sous-marins, data center), construction de parcs industriels à l'étranger. Des projets touristiques, douaniers et juridiques ont également émergé, avec, par exemple, la création, sous ce label de "nouvelles routes de la soie" de trois tribunaux d'arbitrage internationaux sur le territoire chinois.
Pékin cherche également à promouvoir ses propres normes et standards. Notre équipe de recherche s'est rendue compte qu'il y avait, dans ce schéma de développement, une dimension immatérielle de plus en plus importante. Les nouvelles routes de la soie deviennent un vecteur de promotion d'une nouvelle forme de mondialisation."
Asseoir les références chinoises
"Pour la première fois, la Chine promeut à l'étranger, avec des moyens considérables, sa propre méthode de gouvernance et ses propres références. Le label "Routes de la soie" lui est utile pour créer de nouvelles structures multilatérales et de nouvelles formes d'interaction entre Etats. Par exemple, la Chine a réussi à réunir une vingtaine de chefs d'État lors du forum des nouvelles routes de la soie qu'elle a organisé, en mai 2017 à Pékin. La diplomatie chinoise espère convertir cet événement, dont la prochaine édition se tiendra probablement au printemps 2019, en un sommet multilatéral de référence.
De plus en plus, la Chine investit aussi dans ce que l'on pourrait appeler des "marqueurs de puissance" : sommets et forums internationaux, tribunaux, mais aussi classements internationaux, agences de notation, bases de données, rapports et autres indicateurs internationaux, comme l'ont fait, avant elle, les Etats-Unis ou l'Europe. Elle espère que ces "marqueurs" feront progressivement référence dans le monde."
Les réactions vont de la prudence à l'hostilité
"La Chine va-t-elle réussir à promouvoir une nouvelle forme de mondialisation ? L'équipe de recherche a envisagé différents scénarios d'évolutions possibles des nouvelles routes de la soie, en prenant en compte des paramètres internes et externes à la Chine, notamment les réactions de différents pays face au projet chinois (France, Etats-Unis, Russie, Inde, pays d'Asie du Sud-est).
Un échec total ou, à l'inverse, un franc succès, semblent peu probables, compte tenu de la diversité des projets menés et de leurs degrés d'avancement. Certains se développent facilement, d'autres sont critiqués ou remis en cause, par exemple en Malaisie ou au Sri Lanka. La France, comme l'Allemagne, sont prudentes. L'Inde est résolument hostile au projet chinois."
Vers une nouvelle guerre froide ?
"Le contexte n'est plus le même que celui de la guerre froide : difficile d'imaginer une confrontation directe entre deux blocs distincts à l'heure de la mondialisation, d'autant que les économies chinoises et américaines demeurent interdépendantes. Elles pourraient toutefois chercher à réduire cette interdépendance économique dans les prochaines années.
Dans ce contexte, il est possible d'anticiper l'émergence de deux pôles rivaux, l'un mené par les Etats-Unis, l'autre par la Chine. La polarisation des relations internationales pourrait alors se renforcer et s'illustrer par une compétition entre réseaux d'infrastructures, normes, institutions internationales... États-Unis et Chine disposeraient chacun de leurs réseaux, normes et institutions. Ils en feraient bénéficier en premier lieu leurs partenaires.
Les "pays-amis" de Pékin, notamment ceux qui se seront engagés sur ces nouvelles routes de la soie, pourraient bénéficier d'un accès privilégié aux services gérés par la Chine - du satellite BeiDou au réseau de câbles sous-marins développés par Huawei. Et les tensions seraient plus fortes dans les zones que l'un et l'autre considèrent comme stratégique, tel le détroit de Taïwan ou la mer de Chine du Sud. Le cadre est déjà posé. Même si la communication entre Pékin et Washington demeure cordiale, tout porte à croire que l'on s'oriente vers une rivalité très dure."
A. Ekman (dir.), F. Nicolas, C. Pajon, J. Seaman, I. Saint-Mézard, S. Boisseau du Rocher, T. Kastouéva-Jean, "La France face aux Nouvelles routes de la soie chinoises", Études de l'Ifri, à paraître le 9 octobre 2018. Téléchargeable gratuitement sur www.ifri.org.
> Lire l'article de Charles Haquet sur le site de L'Express
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